Citations sur L'enfant qui mesurait le monde (87)
Le lendemain, toute l'île savait que Yannis, l'enfant qui ne parlait presque pas, avait avec les chiffres une relation qui dépassait l'entendement.
Heureusement qu'il y avait le tourbillon... Trois ou quatre heures à écouter la voix âpre et déchirante de Sotiria Bellou et à tourbillonner dans un abandon total sur le petit espace de pont qui n'était pas encombré. Elle mettait la musique à plein volume et, seule dans la crique, dansait le rebetiko, la danse des hommes malheureux. Les bras levés au niveau des épaules, les yeux au sol, elle suivait le rythme lent de la musique, tournait, esquissait un pas de côté, un autre en avant, sautait, faisait un pas de côté encore, puis un autre en arrière, et ainsi de suite. Elle s'esquintait à tourner et tourner encore, les yeux au sol, jusqu'à ce que vienne le temps de relever la palangre. Elle tourbillonnait ainsi chaque nuit ou chaque aube, selon la saison et par tous les temps. Sotiria Bellou chantait le désespoir, ou plutôt, elle le hurlait, et Maraki se disait qu'elle le chantait pour elle, pour ceux dont l'horizon était sans horizon, et elle lui répondait en tourbillonnant au rythme de sa plainte.
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Yannis avait demandé comment Hercule avait réussi à tuer l'hydre à cent têtes. Eliot lui avait expliqué qu'il était d'une force surhumaine car son père était le roi des dieux. À quoi Yannis avait répondu : "alors d'accord."
Il pensa raconter l'histoire à Eliot. Mais c'était Eliot qui racontait les histoires. Pas lui. S'il se mettait à raconter des histoires, lui aussi, il allait créer du désordre.
Alors il ne la raconta pas.
J'imagine Platon et Socrate au bord de l'eau, dans un endroit semblable à la crique où je vais souvent, qui s'appelle Saint-Séraphin...[...] Ils bavardent , se moquent, s'insultent, s'esclaffent... Et dans ce paysage d'une telle harmonie, tout leur vient naturellement, les idées, la sagesse, les mots, tout...
L’ordre du monde, c’est quand tu es heureux. Même si les choses changent.
Pour ma part, je m’accroche à trois pensées du Christ. Aux trois ancres qu’il nous a léguées pour nous aider à surmonter la tempête.
La première est notre part de libre arbitre.… Moi, lorsque je me sens à deux doigts d’être emporté par la colère, je fais la promenade qui, du monastère, mène jusqu’au phare.… À toi de chercher ce qui, dans ta vie, dépendra de de ta seule volonté. Ne serait-ce qu’une promenade le long de la mer.
Le deuxième ancrage que nous offre le Christ est sa résurrection. À chaque instant, l’être recommence. La vie reprend ses droits… la Résurrection du Christ n’est pas à chercher dans les circonstances. Elle est partout. Il en est de même pour celle des hommes. À chaque instant la vie recommence
Voici enfin la troisième ancre. La vie renaît par le travail. Souviens-toi. Trois fois avant le chant du coq, tu me trahiras, dis-le Christ à Pierre. Pourtant, c’est à lui, le traître, qu’il confiera la construction de son Église. Et cette tâche sauvera Pierre… Nous le savons, aucun travail ne pourra effacer ton immense douleur. Mais il t’aidera à l’adoucir. Mets-toi au travail. Où tu le voudras, en faisant ce que tu jugeras opportun. Ne reste pas désœuvré. Ici commence ton libre arbitre.
Lorsqu'il termina le relevé en terrasse, il gravit les quelques marches qui menaient à l'intérieur du café et compta les clients.
Ce soir, ils étaient vingt-cinq dehors et sept dedans.
La veille, il en avait compté vingt-six et neuf.
- Bravo Yannis ! fit Grigoris.
Il le regarda descendre les marches, tête baissée, et se souvint des premières fois, lorsque l'enfant observait chaque table, le regard fuyant.
- Que fais-tu, mon Yannis ? lui avait-il demandé.
- Il compte et il compare, avait murmuré Maraki pendant que son fils passait entre les tables. Quand les chiffres sont voisins d'un jour sur l'autre, ça l'apaise. Il n'aime pas que les choses changent.
- Il est comme nous, lui avait répondu Grigoris.
Ou plutôt, nous sommes tous comme lui.
Il avait alors proposé à Maraki de donner un coup de main au garçon :
- Quand il veut compter, tu me fais signe et je demande aux clients de ne pas se déplacer. Ce sera plus simple.
(...) Il repensa à ses parents. Ils avaient beau avoir été chassés de Turquie, ils en avaient gardé la nostalgie jusqu'à leur dernier jour.
Eux non plus n'avaient pas aimé que les choses changent.
Ils auraient préféré mourir en Turquie, dans un pays qui leur était hostile, mais où ils avaient leurs habitudes.
Chaque anniversaire lui était plus douloureux que le précédent. Le passé, elle l'oubliait volontiers. Les crises, les hurlements, les objets cassés, tout cela n'avait pas d'importance. Le présent, elle s'en chargeait. Le problème, c'était demain.
Et la mer, papa, la mer... Même lorsqu'elle est calme, elle te parle, impossible d'en détacher les yeux."