Années 60, Unidad Modelo, quartier populaire de Mexico.
Juan Guillermo Valdes y est notre guide. Et à l'image du labyrinthe que constituent les ruelles de ce territoire que ses enfants parcourent en passant de toit-terrasses en toits-terrasses, la visite qu'il en propose se prête aux rebroussements, aux errements, aux traversées clandestines.
Le contexte est exposé d'emblée, marqué par la mort et une inextinguible soif de vengeance. Juan Guillermo est hanté des pertes successives qui ont ponctué sa vie. Et cela a commencé très tôt, avec la mort de son frère jumeau dans l'utérus maternel ; il en a hérité un sentiment d'abandon et le besoin de combler un vide émotionnel qui l'a précocement amené à convoiter les filles, désirant ardemment leur proximité, leur regard, leur nudité… puis il y a eu la mort de son grand frère Carlos, assassiné avec le soutien de l'église et de la police par des chrétiens fanatiques, celle de ses parents, dans un accident faisant opportunément suite eu décès de leur fils aîné, de sa grand-mère… entre autres.
Juan Guillermo n'a plus qu'une obsession : venger Carlos. Et pendant qu'il rumine et organise les conditions de cette vengeance, un incessant va-et-vient entre présent et passé explicite les événements à l'origine de cette situation, en même temps qu'il nous replonge dans l'enfance et la jeunesse du héros.
Pour lui, les dés semblaient jetés. Que peut devenir un gamin né dans quartier où l'état de droit n'a pas cours, où règnent la corruption et la cruauté diabolique d'une police entretenant des accointances avec les criminels qu'elle est censée punir ? Dont le frère aîné s'adonne à divers trafics illégaux, auxquels il le fait, à l'occasion, participer ? Mais même dans cet univers écrasé par le poids du déterminisme social et de l'iniquité institutionnalisée, tout n'est pas si simple… Elevés par des parents cultivés, convaincus que l'enseignement est la meilleure façon de changer le monde, Juan Guillermo et Carlos ont grandi dans un foyer peuplé de livres, fréquentant
Aristote, Kafka,
Faulkner,
Juan Rulfo,
Stendhal,
Zola…
Et c'est cette complexité du personnage principal qui fait en grande partie la richesse de ce roman, en lui conférant une tonalité singulière, osmose de rage et poésie, de gouaille, de crudité et de digressions philosophiques.
Le contexte se prête par ailleurs aux rebondissements, épisodes cocasses mais aussi tragiques qui ponctuent le récit de moments marquants, parmi lesquels l'apprivoisement par Juan Guillermo d'un incontrôlable et féroce chien-loup qu'il a sauvé de l'euthanasie ; le scandale provoqué par son initiation sexuelle précoce avec une camarade d'école primaire joyeusement consentante ; les déboires que valent à la famille Valdes la traque de Carlos par l'ignoble policier Zurita ; les atrocités commises par la clandestine milice des Bons Garçons, extrémistes chrétiens dirigés par le fanatique Humberto, qui voue à sa dépravée de mère une haine confinant à la démence… Autant d'occasions pour Juan Guillermo d'exprimer son impulsivité et sa dureté, mais aussi sa détresse et son besoin éperdu d'amour, qu'il trouve en la personne de Chelo, jeune fille elle aussi cabossée, avec laquelle il entretient une relation aussi passionnée que compliquée.
Son histoire laisse par intermittences la place à celle d'Amaruq, métis inuit que nous accompagnons dans sa traque solitaire et interminable d'un loup, qu'il a surnommé Nujuaqtutuq –"
le Sauvage"- au coeur des immensités glacées des forêts du Yukon.
Il faudra de la patience pour relier les deux pans a priori complètement décorrélés de l'intrigue. Tout autant qu'en requiert la manière dont le narrateur reconstitue, avec minutie et apparente anarchie, le puzzle de son récit. Mais peu importe. Si le rythme du roman peut sembler par moments inégal, les épisodes d'une tension extrême succédant à des périodes de morne marasme, je ne me suis jamais ennuyée en compagnie de Juan Guillermo, portée par sa spontanéité, sa combativité, et ce curieux mélange d'humour et de désespoir qui le rend aussi drôle que bouleversant.
Et puis
Guillermo Arriaga livre, dans ce récit où celle du monde animal et celle de la société des hommes se répondent, un bel hommage à la sauvagerie comme expression d'une liberté et d'une force qui permettent de survivre, d'un élan naturel et sans concession à tout ce qui nous bride et tente de nous anéantir.
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