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Citations sur Une amitié (115)

Bologne, 18 décembre 2019, 2 heures du matin
Le noir, c'était ce qui m'effrayait le plus, enfant. Il suffisait de descendre au garage sans appuyer sur l'interrupteur, de laisser entrebâiller la porte de la cave, et il était là, muet et dense. A l'affût.
N'importe quel danger pouvait s'y tapir. Sorcières, bêtes effrayantes, monstres sans visage, ou même, rien : le vide. Je croix que c'est pour cette raison que j'ai dormi avec ma mère jusqu'à un âge insensé, que j'ai honte de dire.
Et aujourd'hui, à trente-trois ans, je regarde le fond obscur de ma chambre, avec la sensation d'entendre crisser mes journaux intimes d'autrefois dans la cachette où je les ai enterrés vifs, après t'avoir perdue. Cinq ans de lycée et une année d'université résumés d'une écriture voletante, au feutre à paillettes, réduits au silence et au repos comme un vieux réacteur abandonné.
Depuis que nous ne sommes plus amies, j'ai cessé de noter des traces de ma vie.
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Un garçon blond comme Lorenzo m'a même demandé s'il pourrait faire son mémoire de fin d'études sue ce sujet. "A votre avis, la littérature et les réseaux sociaux sont inconciliables ? Qui ment le plus? " D'instinct, j'ai répondu: Oui, ils sont inconciliables." Puis j'ai corrigé le tir: "Peut-être y a-t-il, malgré tout, un point de rencontre caché.. essayez de le découvrir.."
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Au début, elle se servit des photos prises par sa mère mais ensuite, dans
la plupart des cas, les photos furent prises par moi. Avec l’argent de poche
que maître Rossetti lui versait généreusement, elle recommença à aller chez
le coiffeur tous les trois jours et à s’acheter de nouveaux vêtements pour
poser devant l’objectif du Contax que mon père nous avait prêté, en
m’ordonnant : « Tu comptes jusqu’à trois et tu m’immortalises. » Mais ce
n’était pas assez : elle s’adressa aussi à des photographes de T pour des
shootings sur la plage ou en studio, en bikini ou en robe du soir. Et ils
étaient stupéfaits qu’elle leur demande, au lieu de les développer, de les
mettre sur un CD.
Il nous fallait des heures pour les charger l’une après l’autre sur Bea&Eli,
un Bea&Eli que personne ne visitait, où les posts restaient sans
commentaires, et quand quelqu’un tombait dessus par hasard, la question la
plus fréquente était : « Pourquoi on voit seulement Bea ? Elle est où Eli ? »
ou bien : « Eli, tu aimes lire quoi ? Comment tu fais pour rester amie avec
cette idiote ? » Aussi étonnant que ça paraisse, les blogs, quand ils
commencèrent à se répandre, étaient un territoire de conquête non pour des
filles comme Beatrice, mais pour des filles comme moi. En 2003, ceux qui
naviguaient se fichaient bien de la beauté et des vêtements : c’étaient des
aspirants-écrivains, ou des passionnés de quelque chose, comme mon père,
désirant communiquer avec d’autres passionnés, des gens en quête
d’explorations et d’amitiés. Le mot d’ordre était la découverte, pas
l’exhibition.
Que Bea&Eli soit destiné à échouer était prévisible. Mais Bea ne perdit
jamais son enthousiasme.
On la vit même renaître. Le traitement était trouvé, et il fut efficace. Peu
lui importait le petit nombre de visiteurs ou les accusations de narcissisme
qu’elle recevait, de temps en temps, en lieu et place du silence. Elle était
comme emportée, ensorcelée par ce dialogue secret avec l’écran, qui
m’apparaissait alors aussi obscur que ridicule, et qu’aujourd’hui encore j’ai
du mal à comprendre. Cherchait-elle sa mère ? Ou se cherchait-elle ? La
Beatrice que je m’étais employée de toutes mes forces à étouffer, en ne lui
donnant pas l’agenda, en la noyant sous les romans russes et les films
d’auteur, avait-elle trouvé un moyen de revenir à la surface ?
Seuls mon père et moi pouvions être assez naïfs pour croire que c’était là
un passe-temps innocent. En fait, c’était une arme létale.
Il allait suffire à Bea que les blogs soient supplantés par des médias bien
éloignés de la presse d’autrefois pour s’emparer du monde. Attendre que la
technologie la rejoigne.
« Comment on devient Beatrice Rossetti ? »
En s’entraînant avec quinze ans d’avance.
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J’avais perdu une mère et un frère, mais j’avais gagné un père et une
sœur. Et je dois dire que lorsque le deuil se fut adouci, la chose commença à
me plaire. Cela m’amusait de me disputer avec Beatrice pour la douche :
elle y passait des heures ; d’aller faire les courses ensemble au supermarché
en déchiffrant la liste écrite par papa ; d’étudier côte à côte jusque tard ; de
faire le ménage de nos chambres à deux ; de débarrasser ensemble ;
regarder la télé ensemble. Nous ne nous séparions que le vendredi et le
samedi, où chacune sortait avec son petit ami. J’avais été bannie de chez
elle, et à présent, chez elle, c’était chez moi. Ce fut une période douloureuse
mais belle aussi, mystérieusement, qui nous unit d’une façon que je croyais
sans retour.
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À la pensée qu’un temps viendrait où je ne le croiserais plus par hasard
dans les couloirs du lycée, où je ne l’observerais plus dans la bibliothèque
ou à la plage, sachant qu’il lisait mes mails remplis de mensonges, à
quelques kilomètres de distance, pas à moi et pourtant à moi, je me sentis
tout à coup m’effondrer, me fendre en deux. Je croyais que le présent allait
s’arrêter, comme dans la Belle au bois dormant, pendant cent ans. Et qu’un
jour lointain il s’inscrirait à l’université de la province, qu’il ferait les allers-
retours en train comme mon père, que je ne le perdrais jamais vraiment. Je
m’étais défendue, oui, mais seulement parce qu’il était beau, et la beauté est
un mur, une frontière infranchissable, militaire.
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Une énième fois, je l’ouvris, mais avec une détermination nouvelle. La
poésie en exergue me sembla comme souvent obscure. Je m’efforçai de
continuer et ce fut pénible car la narratrice m’était antipathique. J’eus
l’impression de la connaître ; quand je découvris qu’elle s’appelait Elisa et
se définissait elle-même comme une « vieille enfant », je compris pourquoi.
Et, une fois dépassée la déstabilisation du premier chapitre, le roman
commença à agir.
Il me vida de moi-même, de mon histoire, chassa mes préoccupations,
m’insuffla de nouveaux désirs. Je fus transportée ailleurs, dans une autre
famille, dans un autre siècle.
Le soir vira à la nuit, je me retrouvai en sueur dans mes draps avec le
livre. Papa ne rentrait pas, personne ne me regardait. Je pourrais dire que la
lecture et le sexe sont la même chose, mais qui y croirait ? En 2019 ? Que
pour jouir on a besoin d’être invisible ?
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Il y avait deux chambres à l’étage, dont une intacte, la plus grande. Il ne
manquait que les vêtements dans la penderie. Beatrice ouvrit en grand la
fenêtre sur l’arrière, et fit entrer l’air et le soleil. Nous laissions toujours
fermée celle qui donnait sur la rue : si quelqu’un avait remarqué du
mouvement à l’intérieur, il aurait peut-être appelé la police.
Elle était excessive, notre amitié. Nous nous laissions tomber sur le lit en
nous tenant par la main, enfonçant le nez dans les oreillers et soulevant des
tonnes de poussière, nous glissions sous la courtepointe en satin, dans des
draps qui avaient servi mais qui étaient devenus les nôtres. Que sentaient-
ils ?
Je m’arrête, mains levées au-dessus du clavier, je ferme les yeux pour
oublier le bureau, les murs bien rangés qui m’entourent, et retrouver les
rayons de lumière de cette chambre, cette brume poussiéreuse, comme la
neige en plastique dans les souvenirs, mon cœur qui chaque fois battait la
chamade.
Ça sentait les années. Les spores entrées par les fissures, le pollen des
plantes, le moisi et d’antiques molécules d’adoucissant, la paix après la
dispute, l’amour ignoré des autres, le silence où s’en vont finir les choses, le
shampoing de Beatrice.
Nous nous enlaçâmes. Je glissai un genou entre ses jambes, elle la tête
entre mon épaule et mon menton. Nous aurions pu rester ainsi, fermées
l’une sur l’autre pour nous protéger de la brutalité du monde, pendant des
heures. C’était notre maison, au « numéro zéro, rue des Fous ». Là, tout
était juste. Parfois nous faisions nos devoirs, d’autres fois nous nous
endormions, parce que je restais tard devant l’ordinateur, et elle assise sur
une chaise, près du lit médicalisé de sa mère ; d’autres après-midi, je
préfère les laisser dans le secret, que la tendresse ou l’indécence de ces
moments vieillissent avec moi, se désagrègent avec moi, sans témoins.
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2
Le retour des rolliers d’Europe
Je t’en supplie, fais qu’il soit là.
Je savais combien c’était improbable mais j’avais espéré, un instant avant
de sortir du lycée, tomber sur lui. Appuyé contre le coffre de sa voiture,
cigarette pendue aux lèvres. Je fermai les yeux, franchis la porte de sortie en
retenant ma respiration. Je descendis deux marches et me dis que, peut-être,
il y avait une chance.
Je les rouvris, et ce fut mon père que je vis.
Je détestais le 11 avril, qui me rappelait chaque année combien j’étais
insignifiante, et que mes désirs ne se réaliseraient jamais.
Papa était le seul quinquagénaire. Les autres étaient des jeunes qui
venaient d’avoir le permis et n’avaient qu’une hâte, embrasser leur copine
avec la langue. Il était garé comme eux en double file, warnings allumés,
mais il avait les cheveux argentés et portait une barbe à la Ben Laden, pas
l’idéal à l’époque. Un gros bouquet de roses à la main, et sur le visage le
sourire de quelqu’un qui doute de l’effet de sa surprise.
À la gêne que j’aurais éprouvée n’importe quel jour s’ajouta cette autre
déception, amère, furieuse. Je fus tentée de filer tout droit sur mon scooter,
en l’ignorant. Mais le pouvais-je ? Il était là, figé dans sa voiture, sans
défense au milieu de toute cette jeunesse. Il m’attendrissait presque.
J’allai vers lui. « Qu’est-ce que tu fais ici ? » Ulcérée.
« Je t’emmène quelque part, répondit-il en me tendant les fleurs, c’est ton
anniversaire, quand même. »
Oui, sauf que je ne voulais pas le fêter. En aucune manière. J’avais
insisté. Pas de bougies, de pizzeria, de liste d’invités qui ne seraient jamais
venus. Je pris les roses en évitant de les regarder. Elles étaient rouges.
« Je te l’avais dit : pas de fête pour mon anniversaire.
– Justement, ce n’est pas ça. »
Je me tournai pour voir qui nous regardait : personne. Mais au beau
milieu de mon adolescence, je vivais avec l’idée fixe que tout le monde à
chaque minute m’observait. Je ne comprends pas aujourd’hui comment je
parvenais à concilier un tel égocentrisme avec la conviction que je ne valais
rien.
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Mais je me perds, Gabriele m’a fait dériver. Je dois mettre un peu d’ordre
dans ce récit. Retrouver ma boussole,
« Sélectionne », dirait Beatrice. C’est vrai, je ne peux pas me mettre à
raconter 2001, 2002, notre adolescence tout entière.
Elle m’ordonnerait : « Séduis. » Mais je suis seule ici avec moi-même, je
n’ai personne à séduire. Je rouvre mes journaux, je les feuillette rapidement.
De ce terrible lendemain de Noël au belvédère jusqu’au printemps 2003,
rien ne s’est passé qui soit digne d’être noté. En ce qui me concerne, j’ai
juste appris à grandir sans ma mère.
Beatrice était là qui compensait ce vide, le masquait. Parce que
Beatrice – et m’en rendre compte m’émeut – m’empêchait de vivre à l’écart
comme j’avais toujours vécu, et comme j’ai recommencé à vivre après
notre grande dispute. J’étais sûre que je la détestais. Je la déteste encore.
Pourtant, je me surprends à espérer avoir été pour elle, surtout pendant
cette malheureuse année 2003, la force de gravité qu’elle fut pour moi.
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Bien que je n’aie pas d’amis avec un grand A, je peux toujours compter
sur trois voisines qui partagent l’appartement au-dessus du mien et qui me
sont sympathiques. Je décide de le boire avec elles, ce vin, et je reviens sur
mes pas. Sans téléphoner, sans réfléchir. Je me sens devenir impulsive
comme ma mère.
Je sonne, et c’est Debora qui m’ouvre.
« Vous alliez sortir ? Je vous dérange ?
– Nous, sortir ? Tu nous connais mal ! »
Je les fréquente depuis qu’elles ont emménagé ici, en 2016 ou 2017.
Nous avons commencé par nous dépanner pour du sucre, un œuf, une
chose qui manquait un dimanche soir, quand les magasins sont fermés.
Ensuite nous avons bavardé, découvert que nous venions toutes d’ailleurs,
que nous étions des provinciales, et cette proximité nous a réunies.
J’enlève mon manteau, je la suis dans le couloir long et sombre, typique
de ces appartements anciens du centre historique, généralement loués à des
étudiants ou à des jeunes qui ont du mal à joindre les deux bouts. Debora
fait des études d’anthropologie en candidate libre et travaille à temps partiel
dans une agence immobilière. Je crois qu’elle a vingt-sept ans. Elle doit être
rentrée depuis peu car elle a encore sa casquette Nintendo sur la tête.
Nous allons dans la cuisine, où nous trouvons Claudia et Fabiana assises
autour de la table, en jogging et chaussons, comme toujours à la fin d’une
journée de travail. Démaquillées, les cheveux retenus par une pince et
devant elles une tisane fumante.
J’annonce : « Les filles, j’ai apporté du vin. »
Elles s’animent. Claudia vide aussitôt sa tisane dans l’évier, ouvre le
buffet, sort des verres.
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