Citations sur Une amitié (115)
J’appris à lire, et le temps commença à courir, la réalité à s’effacer. J’étais libre de m’oublier, d’être pirate, ogre, sorcière, princesse. La solitude cessait, un écureuil ou une fée venait toujours à mon secours si j’étais en difficulté. Quand ma mère mettait le clignotant et ralentissait sur la piazza Lamarmora, j’étais presque contente maintenant. Je l’attendais en lisant. Pendant des heures, des années. Les autres grandissaient, les corps s’allongeaient, les voix s’enrouaient, mes camarades de classe avaient leurs règles. Moi, j’étais arrêtée, comme prise dans un sortilège.
J’ai une certaine familiarité avec les personnages littéraires : je lis énormément. Entre leurs pages j’ai rencontré beaucoup de petites filles orphelines, malchanceuses, victimes des pires brimades, mais laissées intactes par le mal : lumineuses, pleines de talent, clairement destinées à s’en sortir. La tentation de me décrire ainsi, comme une de ces petites héroïnes, me vient, je l’admets.
Cet homme de quarante-sept ans en face de moi, les cheveux et la barbe poivre et sel, des lunettes à grosse monture noire, un air typique de crack en informatique, avait à cœur de remuer les casseroles, nettoyer, ranger, pour sa fille. Il avait pris six mois de disponibilité à l’université pour s’occuper de moi et jouer les hommes d’intérieur.
Une partie de moi voudrait mourir avant, et ne jamais sortir de l'adolescence. J'étais tellement convaincue que lorsque j'irais vivre seule, et que je ferais des études que je voulais, dans une ville digne de ce nom, tous les problèmes seraient résolus. Eh bien grandir, ce n'est qu'une arnaque.
Pour lire il faut la nécessité et le désespoir: c'est quelque chose qu'on fait en prison, dans la solitude, dans la vieillesse, en marge de la société; quand ni la télévision ni Internet n'arrive à te distraire du fait que dans la vie on perd, et on perd tout; et ceux que tu connais te semblent heureux et tu les envies à mourir; quand la seule solution est d'en finir et de devenir un autre.
Nous continuons à regarder, anéantis et reconnaissants, cette vidéo
amateur à moitié abîmée, que personne à part nous n’a jamais vue et ne
verra jamais. Ce secret pour seule protection privée, intime, familiale. Nous
sommes trois étrangers qui se sont piétinés, fait du mal, mais à présent nous
sommes ici, et je me rends compte que nous n’avons rien à nous pardonner.
C’est moi qui décide de ce qui compte le plus, à la fin, dans cette histoire.
Et ce qui compte, c’est le bien que nous nous sommes fait.
Je dois en prendre acte : Annabella Dafne Cioni n’a pas été seulement ma
mère, cette femme impulsive, inefficace, désordonnée, toujours trop triste
ou trop excitée, qui nous a aimés et abandonnés un nombre incalculable de
fois. Comme je ne suis pas seulement la personne que Valentino imagine,
qui travaille tout le temps et vit avec lui : il ne sait rien de Beatrice, comme
je ne savais rien des Violaneve.
Je l’ai salué, avec un petit groupe d’étudiantes nous avons encore abordé
la question du degré de mensonge et de sortilège qu’il y a dans l’acte même
de se raconter, qu’on écrive ou qu’on fasse un selfie. Et de la douleur
qu’implique ce dédoublement, le fait de se regarder de l’extérieur, et
comment une objectivité, même minime, est impossible. En parlant j’ai eu
la sensation de reprendre ma direction après une sortie de route, de bien
défendre ma vie, peut-être nomade et morne, mais que j’ai eu du mal à
construire.
J’aurais aimé avoir une bière moi aussi, une bouteille de vin, un joint, et
au lieu de ça je suçai la dernière goutte de mon jus de fruits, et mon cœur
indocile redevint lourd, l’avenir un problème, l’éventualité de rencontrer
Lorenzo, à Bologne, un cauchemar. C’était statistique. Beatrice, elle, était
une non-pensée. Innommable, coupable à un point tel qu’elle méritait
l’enfer. J’étais Valeria, avec son seau d’eau à la main et le mot « putain » au
bord des lèvres. C’est drôle comme parfois nous devenons tous machistes et
adoptons instantanément la version que c’est elle, Ève, la perfide
ensorceleuse et l’homme, le pauvre malheureux qui s’est fait avoir. Je le
haïssais, bien sûr, mais elle encore plus. Pourquoi ?
Il arriva même, en cet été le plus douloureux de toute ma vie, que nous
prenions la voiture pour aller à la Plage de fer, à huit heures du soir, nager
ensemble au coucher du soleil, sans témoins. Puis nous poussions, encore à
moitié mouillés, jusqu’à Marina di S. manger une pizza, et ensuite, sur le
corso où brillaient encore à l’époque les vitrines du Scarlet Rose, nous
achetions des nougats aux amandes et des brigidini2. Début septembre, nous
retournâmes au parc naturel de San Quintino, tous les trois des jumelles au
cou. Les rolliers d’Europe étaient sur le départ. Tant pis, il en restait
tellement, de tout ce qui était commun et précieux, normal et important : les
goélands, les roseaux, la mer, Paolo et Annabella qui, pour la première fois,
peut-être, étaient des parents ensemble. Et je crois que ce fut un peu tout
cela qui décida.
Adoucir, redimensionner, apprivoiser le mot enfant.