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Citations sur Une amitié (115)

Je marchais. Sans but ni raison, comme autrefois j’errais sur mon Quartz.
Maintenant, après le naufrage, c’était à pied. Je sortais vers cinq heures de
l’après-midi, j’allais jusqu’au front de mer, je m’arrêtais pour regarder les
jeunes jouer au ballon sur le sable mouillé, les filles en maillot de bain qui
riaient au comptoir du bar, les familles heureuses, les enfants aimés, les
autres, à la famille desquels je n’arrivais pas à appartenir. J’allais jusqu’à
Calamoresca, à piazza A, je contemplais les îles, les nuages, les barques, et
il me suffisait d’être acceptée sur la croûte terrestre, comme un corps sur le
point de se noyer ramené sur le rivage par une marée violente
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Dans la cuisine, papa et maman étaient assis tous les deux à table, buvant
du café. Ils me regardèrent, et je ne savais toujours pas quelle décision
j’allais prendre, ce que c’était d’avoir un enfant. Mais ils me sourirent, et je
compris ce que c’était d’en être un.
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tu as peur ? »
Il s’était levé aussitôt de sa chaise, prenant ses cheveux à pleines mains et
lissant sa barbe. « Incoronata a cinq enfants, tous des garçons. Son mari est
en prison depuis dix ans. Si je vais là-bas et que je sonne chez eux, je me
fais tirer dessus ! » J’avais écarquillé les yeux, et l’expression sur mon
visage avait peut-être suffi. Mais je forçai la dose : « Toi et la femme d’un
mafieux, papa ? Toi ? lui demandai-je. Ça sert à ça, Internet ? » Il était resté
silencieux.
Incoronata était donc sortie de scène, heureusement, et le web, à ma
grande surprise, était passé d’objet de culte à sujet de discussion. Il
commençait à en vouloir à mort aux algorithmes et aux moteurs de
recherche : « Ils veulent nous rendre tous pareils, Elisa, manipulables,
décervelés ! Tu n’as pas idée des objectifs diaboliques qu’ils cachent, les
démocraties vont disparaître ! Le web deviendra un supermarché ! » Il
prophétisait, telle Cassandre, et cela ne pouvait effrayer personne en 2006.
« Internet devait être la nouvelle frontière, la libération, et au lieu de ça…
C’est la pire trahison de l’Histoire. »
Il se mit à relire Marx, Hegel et Platon dans le but d’entreprendre une
étude monumentale sur la Trahison. Mais, aussi déçu et rebelle qu’il fût, il
devait encore se désintoxiquer vraiment, si bien qu’il repartait parfois sur
les tchats, et les blogs, et ce réseau social américain archi célèbre sur le
point de débarquer en Italie, auquel il était incapable de résister :
« L’ennemi, Elisa, il faut l’attaquer de l’intérieur. » Entre parenthèses : la
seule femme normale de sa vie, Iolanda, il ne la rencontrerait pas sur
Internet mais à la poissonnerie.
Quoi qu’il en soit, pendant les semaines qui suivirent le 9 juillet, je
refusai d’acheter un nouveau portable, de regarder mes mails ou le
courrier : je savais que ni l’un ni l’autre ne m’écrirait mais je ne voulais pas
courir le risque d’aller vérifier et me confronter au vide : répété, balancé en
pleine figure. D’ailleurs, je ne voulais pas qu’ils me joignent. Pour me dire
quoi ? Qu’ils s’aimaient ? Cette seule pensée me coupait physiquement en
deux. Je la rejetais, mon corps n’était pas en mesure de la supporter.
J’évitais les livres parce qu’ils ne m’auraient pas soignée, pas à ce stade, les
journaux, les films, la culture tout entière ne m’auraient servi à rien.
Je marchais. Sans but ni raison, comme autrefois j’errais sur mon Quartz.
Maintenant, après le naufrage, c’était à pied. Je sortais vers cinq heures de
l’après-midi, j’allais jusqu’au front de mer, je m’arrêtais pour regarder les
jeunes jouer au ballon sur le sable mouillé, les filles en maillot de bain qui
riaient au comptoir du bar, les familles heureuses, les enfants aimés, les
autres, à la famille desquels je n’arrivais pas à appartenir. J’allais jusqu’à
Calamoresca, à piazza A, je contemplais les îles, les nuages, les barques, et
il me suffisait d’être acceptée sur la croûte terrestre, comme un corps sur le
point de se noyer ramené sur le rivage par une marée violente.
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Sur les photos on ne vieillit pas, on ne parle pas, on ne se rebelle pas et
on ne trahit pas sa mère. Je déteste les albums-photos : en les feuilletant, je
vois seulement ce que j’ai perdu, les gens qui ne sont plus là, les instants
que je ne veux plus revivre, mon rejet chronique des icônes, qui sont des
fantômes, et je déteste les réseaux sociaux pour la même raison : j’ai
l’impression de marcher au milieu des tombes
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« Elle s’est déjà acheté une perruque, elle en a trouvé une très belle. Et
cet été elle sera tellement en forme qu’on retournera à New York. Et pour
l’hôpital elle ne veut que des peignoirs en soie, pour faire tourner la tête des
infirmiers, mais c’est des conneries. Elle ne guérira pas, je le sais, je le
sens. »
Elle me bourra de coups de poing, se leva et fit tomber son scooter puis
le mien, avant de s’affaler. Parce que le pire ne viendrait pas plus tard, il
était déjà là : le savoir, attendre. Attendre quoi ? Ce qu’on ne peut même
pas nommer. Les fenêtres fermées, l’odeur de médicament, le silence dans
lequel sombrent les pièces autour d’une maladie, la joie qui peu à peu se
vide.
C’est toujours une nouvelle qui brise la vie. Et on peut prendre une
grande respiration et se remettre sur pied, croire ensuite qu’il y a des marges
d’espoir, lire dans les analyses des améliorations de zéro virgule quelque
chose, se convaincre que la solution peut encore arriver d’une énième
sommité consultée, parce qu’il n’est pas possible que la vie soit si moche.
Pourtant, elle l’est.
Et ce matin venteux de Santo Stefano, au belvédère, avec la mer sombre
et les ferries qui s’efforçaient de rejoindre l’île d’Elbe, Beatrice et moi
avions quatorze ans mais nous savions déjà que le futur est un temps qui ôte
et n’ajoute pas.
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Nous n’avions pas fait l’arbre. Inutile de le cacher : à quatre heures de
l’après-midi, nous étions déjà saouls. Peut-être, compris-je en m’arrêtant
pour observer papa, maman et Niccolò qui s’amusaient presque, ne
pouvions-nous être bien que de cette façon : en déraillant, en étant autre
chose qu’une « famille ». Au dîner, le riz était trop cuit, la friture était
molle, mais personne n’eut l’idée de s’en plaindre. Nous débouchâmes le
spumante, mangeâmes tout le panettone, nous retrouvant pour la première
fois à parler jusque très tard. Du jour où maman nous avait perdus dans le
magasin A&O et nous avait fait appeler par le haut-parleur, alors que nous
étions déjà sortis, avec des paquets de biscuits Pan di Stelle sous nos
blousons. De quand Niccolò, en cours moyen à l’école primaire, était tombé
par terre à force de prendre des coups de pied au cul et s’était cassé le bras,
et de la comédie pour lui faire porter un plâtre. Du jour où maman était
venue me reprendre à la Palazzina Piacenza : « Je l’avais laissée deux
minutes, tu vois, pour chercher une place », et moi je lui avais écrit sur une
feuille « Maman je t’aime » sans faire de faute, à quatre ans et demi. Papa
écoutait, les yeux brillants, cette vie qu’il avait ratée. Mais il était là
maintenant, avec nous, et je me rendis compte que je pouvais peut-être lui
pardonner.
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Mais quand je la vis descendre de l’Intercity, l’avant-veille de Noël 2000,
savoir qui elle était ne m’intéressait pas. Tout ce que je voulais, c’était
l’avoir à moi. Je voulais la certitude qu’avant moi il n’y avait rien, que ma
naissance était l’événement le plus important de sa vie. Je courus vers elle
et lui sautai au cou. J’étais tyrannique et sans pitié.
Maman me serra dans ses bras, fort et longtemps. Niccolò descendit en
traînant deux lourdes valises et papa, empoté, essaya de l’aider. Je les
ignorai. J’ouvris le manteau de maman, posai la tête contre son pull,
l’oreille collée à écouter son cœur. Nous avions la même taille, désormais,
deux corps à égalité séparés par des histoires différentes, mais elle m’avait
bercée, changée, donné son lait, et ce passé entre nous était un lieu, comme
la Lucciola, le Mucrone, la Palazzina Piacenza, la manufacture Liabel.
Je me dis à présent que sa décision de rentrer à Biella, elle l’avait
vraiment prise pour mon bien : m’obliger à rester loin d’elle, éviter que je
pourrisse collée à elle, me faire naître à nouveau. Mais ces pensées, à ce
moment-là, ne pouvaient pas m’effleurer.
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Si je devais résumer sa biographie, j’écrirais quelque chose comme :
« Fille unique d’un couple âgé qui n’a jamais échangé de marques
d’affection, du moins en présence de nous, leurs petits-enfants, Annabella
avait grandi à Miagliano, la deuxième plus petite commune d’Italie. Élève
peu brillante qui ne s’intéressait à rien, elle quitta rapidement l’école pour
se marier et fonder une famille, aussi désastreuse que l’avait été sa famille
d’origine. »
J’imagine ses après-midi d’ennui dans la petite chambre qui donnait sur
la rue, à Miagliano, ses dimanches sur la place avec les autres enfants de la
paroisse, à faire quoi ? Lancer des cailloux ? Refusée au lycée puis à l’école
normale d’institutrices, elle s’inscrivit dans un lycée privé, sans aller
jusqu’au bac : à dix-huit ans, elle avait explosé, abandonné les études, et ses
parents, peu à peu, avaient cessé de lui adresser la parole.
Grand-mère Tecla était folle, au sens littéral. Un autre personnage qui me
suggère l’existence d’une tare, d’une malédiction lancée par on ne sait qui
sur les femmes de notre famille. Mais grand-père Ottavio était pire :
instituteur dans la petite ville voisine, radin au point de n’avoir jamais fait
un seul cadeau ni à moi ni à mon frère, n’avoir jamais emmené sa femme et
sa fille au bord de la mer, jamais permis à ma mère de sortir le soir. Fêtes,
bals populaires, pizzerias : interdits. Sur une seule chose il n’avait pas
lésiné, sa marotte : les leçons de musique. Solfège, guitare, piano. Dès l’âge
de cinq ans, maman suivait les cours de l’école de musique de Mme Lenzi,
à Andorno. Il avait même acheté un piano à queue pour qu’elle s’exerce à la
maison. Il voulait à tout prix que sa fille soit musicienne, et le résultat fut
qu’elle se vengea dès sa majorité, en jouant AC/DC et Led Zeppelin en
soutien-gorge, bandana et pantalon à pattes d’éléphant dans les fêtes de
Camandona, Camburzano et Graglia.
Mais je ne l’ai appris que cette année, en 2019, en ouvrant son dernier
tiroir.
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Beatrice, un jour où elle était triste, m’a avoué que les vêtements sont
pour elle bien plus qu’un masque : un refuge, ce qui la sauve. Quand elle
était survoltée, elle ouvrait sa penderie et en cherchant des accords entre les
vêtements les plus disparates, elle se sentait comme une sorcière qui
prépare ses potions et ses charmes.
Pour mon père, les habits ne comptent pas, c’est un élément de la vie
comme un autre.
Pour moi, ils sont l’ombre des mains de ma mère, le tissu du temps avec
elle.
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Le parking vide, avec seulement mon Quartz et son Phantom noir. Les
yeux bleus de Lorenzo, assis sur la selle, étaient levés vers moi.
De la tête, calmement, il me fit signe que non.
Non ? répondis-je en silence. Qu’est-ce que je dois faire alors ?
Continuer, me détester toute ma vie ? Vivre, c’est quoi ? Plaire ? Être
aimé ? Se sentir le droit d’être un peu heureux ?
J’étais une adolescente, pas une héroïne grecque. Comme tout le monde à
cet âge, j’avais un penchant marqué pour le drame, et la mort me semblait
une alternative simple et immédiate face à un avenir insupportable.
Mais je ne pouvais pas me jeter par la fenêtre devant lui.
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