Quel
Marcel Aymé préférez-vous ? le citadin ou le campagnard ? l'observateur féroce des travers humains dans la grande ville, ou le chroniqueur rural affichant une matoise gaillardise ? Difficile de choisir, n'est-ce-pas ?
Marcel Aymé joue gagnant sur les deux tableaux : il est grandiose quand il passe à la moulinette toutes les turpitudes et toutes les bassesses de l'Occupation, il l'est tout autant quand il promène son humeur narquoise au détour des bottes de foin, dans les héritages douteux entre l'étable et l'écurie, ou bien quand il introduit dans la réalité la plus prosaïque un brin de fantastique qui n'appartient qu'à lui.
«
La Vouivre » est le type même de ces récits où se mêle le réel et l'imaginaire, où les légendes locales sont tellement vraisemblables qu'elles en deviennent vraies. La légende c'est une créature irréelle, qui a la forme d'une superbe jeune femme ornée d'un superbe rubis : mais qui veut lui prendre le rubis s'expose à être piqué par un serpent. La réalité c'est qu'il y a une jeune fille qui est exactement comme
la Vouivre. Arsène Muselier peut vous en parler : il l'a vue se baigner dans un point d'eau, vêtue de sa seule chevelure, après avoir déposé son rubis dans l'herbe tendre. Notre Arséne est subjugué par la créature (on le serait à moins).
La Vouivre, elle, est touchée que ce gars n'en ai pas profité pour piquer le rubis, et se met à lui courir après. Ce qui est embêtant parce qu'Arsène aime Juliette Mindeur, Vous savez, c'est un petit village, tout se sait, et ce que l'on sait ou ce que l'on croit savoir est tout de suite amplifié par les antennes locales. Entre guerres de clans, déboires amoureux et superstitions récalcitrantes (mais est-ce bien de la superstition ?) notre ami Arsène a fort à faire. Et comme au fond c'est un bon garçon, il n'hésite pas pour sauver le petite Belette, à affronter
la Vouivre et ses serpents.
On est toujours touché et attendri par le
Marcel Aymé campagnard. Il a toujours une pointe de sympathie pour ce monde rural, près de la terre, qui lui ressemble tant. Dans ses chroniques « champêtres »,
Marcel Aymé est toujours aussi corrosif, mais cette férocité est atténuée par un regard amusé, complice et même affectueux (nettement moins sensible dans ses romans citadins).
Et puis il y le fantastique « à la
Marcel Aymé » : cet homme-là n'a pas son pareil pour faire s'imbriquer l'insolite dans le banal, l'extraordinaire dans le quotidien : D'autres auteurs peineraient à plaquer des phénomènes étranges sur la réalité la plus prosaïque.
Marcel Aymé, lui, crée une osmose entre le réel et l'irréel, entre le merveilleux et la vie de tous les jours : au point que personne ne s'étonne de cette incursion du fantastique.
A cela s'ajoute le talent du romancier. Nous avons parlé du ton, ironique, sarcastique, parfois plus émouvant, parfois plus dévastateur. Ajoutons-y les petites inventions qui donnent un petit côté légèrement déjanté à cette histoire qui l'est déjà pas ma : par exemple ces personnages à contre-emploi : le curé est… sceptique ; le maire, radical, est… croyant. Ou bien ces personnages hors normes : la « dévorante » est une nymphomane jamais repue ; et ce personnage extraordinaire du fossoyeur, le bien nommé Requiem, ivrogne invétéré amoureux d'une pocharde notoire…
On se régale toujours à lire
Marcel Aymé. Avec ce livre, on a plus que jamais la conviction que cet auteur est de salubrité publique !