Que voulait nous donner
Bachelard dans ce livre sous-titré « Essai sur l'imagination de la matière » ? Un objet littéraire, nous dit-il : Notre livre reste donc un essai d'esthétique littéraire (p 18). Notre but, dans cet ouvrage, est d'apporter une contribution à la psychologie de la création littéraire (p 183). Il nous propose d'exercer « les forces imaginantes de notre esprit [qui] se développent sur deux axes très différents […]. En s'exprimant philosophiquement, on pourrait distinguer deux imaginations : une imagination qui donne vie à la cause formelle et une imagination qui donne vie à la cause matérielle, ou, plus brièvement, l'imagination formelle et l'imagination matérielle » (p 7). Mais cette ambition philosophique n'ouvre pas sur une méthode.
Bachelard nous prévient que « après
La Psychanalyse du Feu, […] nous n'avons pas retenu pour titre La Psychanalyse de l'Eau qui aurait pu faire pendant à notre ancien essai. Nous avons choisi un titre plus vague : L'Eau et les Rêves. C'est là une obligation de la sincérité. Pour parler de psychanalyse, il faut avoir classé les images originelles sans laisser à aucune d'elles la trace de ses premiers privilèges ; il faut avoir désigné, puis désuni, des complexes qui ont longtemps noué des désir et de rêves (p 13). Cette modestie n'empêche pas la robuste imagination de
Bachelard de proposer au fil des pages les complexes de Caron, de Hoffmann, de Swinburne et de Xerxès.
Bachelard met sa finesse et son érudition au service d'une immense métaphore de l'eau, fruit de l'inspiration et de la rêverie. Cette métaphore est animiste, globalisante : Ainsi l'eau nous apparaîtra comme un être total : elle a un corps, une âme, une voix. Plus qu'aucun autre élément peut-être, l'eau est une réalité poétique complète (p 24). La liquidité est, d'après nous, le désir même du langage. le langage veut couler. Il coule naturellement (p 210). Dans ses infinis replis, l'ouvrage donne une vision décadentiste de la
poésie : « Le cygne, en littérature, est un ersatz de la femme nue » (p 46). « L'eau qui est la patrie des nymphes vivantes est aussi la patrie des nymphes mortes. Elle est la vraie matière de la mort bien féminine » (p 96) « L'eau est le symbole profond, organique de la femme qui ne sait que pleurer ses peines et dont les yeux sont si facilement noyés de larmes » (p 98). Tout le chapitre « Les eaux profondes » est une longue paraphrase de pages larmoyantes d'
Edgar Poe.
Bachelard cite des auteurs oubliés (Gasquet, Laforgue,
Jean-Paul, Quinet, Reverdy, Saintine,
Salacrou et beaucoup d'autres, voir l'index des noms cités), ou qu'on ne lit plus (Claudel, D'Annunzio, Verhaeren, Renan). Lui reprocher ces lectures serait bien sûr anachronique. Il cite aussi
Rimbaud et Char, mais il y a ici deux mystères. « Flottaison blême/Et ravie, un noyé pensif, parfois descend » : ces vers sont donnés à Délire II (
Une saison en enfer) p 98 alors qu'ils viennent du Bateau ivre, mais peut-être
Bachelard les a-t-il cités de mémoire. Plus surprenante, la belle citation de Char « Le miel de la nuit se consume lentement » (non référencée par
Bachelard) vient de « La recherche de la base au sommet » que la Pléiade (p 690) date de 1946, 4 ans après la publication de L'Eau et les Rêves : addition d'une édition plus récente ?
L'ouvrage est encombré de termes abscons ou archaïques : Dynamogénie, métapoéitique, intussusception, catoptromancie, mythopée, velure, vésanie, évhémérisme, euphuisme etc., mais c'est une licence que le poète revendique dans une phrase heureuse : « Il y a des mots qui sont en pleine fleur, en pleine vie, des mots que le passé n'avait pas achevés, que les anciens n'ont pas connus aussi beaux, des mots qui sont les bijoux mystérieux de la langue » (p 211).