Une seule fois, à force d’obsessions, on obtint de lui qu’il se ferait entendre dans un concert. De mémoire d’homme peut-être n’eut-on point à constater une aussi lourde chute. Après avoir disposé les esprits à l’enthousiasme par un début éclatant de force et de beauté, il se troubla tout à coup, perdit la tête et s’arrêta court. Une fièvre nerveuse paralysait ses doigts ; le bras de l’archet avait la roideur d’une barre de fer ; la sueur l’inondait ; le désespoir bouleversait son visage ; dans ses yeux roulaient de grosses larmes, et des angoisses inexprimables lui déchiraient la poitrine. Désespérant de vaincre son trouble, il s’était levé et avait quitté la salle.
Il ne s’agit pas de jongler avec des notes, de stupéfier l’auditeur par des passages en fusée et des sauts périlleux ; il faut que de l’enchaînement des sons, de l’enchevêtrement des accords et des modulations, il résulte un ensemble capable de remuer profondément, autrement l’artiste descend au niveau du jongleur et n’occasionne qu’un plaisir ou un ennui analogue. Que l’instrumentiste, dépourvu de la faculté créatrice, se garde de torturer son imagination pour en arracher pièce à pièce des morceaux absurdes ; qu’il se borne à l’interprétation des œuvres de maîtres : un homme de talent peut encore, dans cette carrière incontestablement préférable à celle d’acrobate, obtenir assez de succès pour contenter son ambition.
il devait être prouvé une fois de plus qu’il n’est pas de douleurs si cruelles que le temps ne puisse affaiblir et même faire oublier. Je ne revis Susanne que bien des années plus tard. Mon étonnement fut profond. Au lieu de cette délicate jeune fille, blanche comme un lis, penchée comme un roseau sous le vent, j’aperçus une grosse dame dont le visage plein et d’un rouge vif, éclairé de deux yeux brillants, souriait de l’air le plus heureux. Elle avait auprès d’elle deux enfants superbes sur lesquels elle veillait avec tendresse. On m’assura qu’elle ne touchait plus que rarement à son piano, et qu’il lui arrivait même de trahir une sorte d’aversion pour la musique. . .
On n’y trouvait point trace de ce sentiment fébrile, poignant, déchirant, qui coule à flots dans les compositions maladives de quelques Italiens modernes, et aussi dans les mélodies énervantes du tendre Schubert ; c’était cette mélancolie forte, saine, du génie robuste, qui, loin de dédaigner la vie, en accepte les douleurs et essaye de s’en consoler et d’en consoler autrui à l’aide de plaintes touchantes, mélancolie dont sont empreintes notamment les œuvres de Beethoven.
La plupart avaient de grands yeux expressifs qui réalisaient on ne peut mieux cette image du poète persan : Tes sourcils sont des arcs dont tes regards sont les flèches. Vêtues de soie, ou de velours ou de gaz, les couleurs et la forme de leurs robes seyaient merveilleusement à leur genre de beauté