Quelle lecture, mais quelle lecture ! C'est un coup de coeur ou plutôt un coup au coeur que nous envoie
Anaïs Barbeau-Lavalette en prenant pour sujet d'écriture sa grand-mère maternelle, Suzanne Meloche ou Suzanne Barbeau, qu'elle n'a quasiment pas connue, sauf lors de brèves et rares visites. Et pour cause : Suzanne a quitté son mari et ses enfants lorsque ceux-ci avaient trois et un an, elle est partie sans se retourner ou presque. le manque maternel a fait basculer dans la folie son fils François, adopté par des entrepreneurs en pompes funèbres, et a longtemps érodé le coeur de Mousse, sa fille aînée, qui a réussi à construire une famille unie, attachée, où on ne se quitte pas.
Mais il faut revenir en arrière, à cette enfance de Suzanne (née en 1926) à Ottawa, où francophones et anglophones se confrontent, où la religion catholique et un gouvernement très conservateur (de ce que j'en ai compris à la lecture) corsettent la société. Suzanne observe sa mère abandonner ses rêves et s'épuiser dans les maternités à répétition. Dès qu'elle en a l'occasion, elle s'échappe de sa famille et part étudier à Montréal. Là elle se lie au mouvement des automatistes québécois, sous la houlette de
Paul-Emile Borduas. Petit point d'info grâce à Wiki : « À l'encontre des surréalistes, les Automatistes préconisent une approche intuitive expérimentale non représentative conduisant à un renouvellement en profondeur du langage artistique. » Plusieurs des artistes qui le composent vont signer en 1948 le manifeste Refus global. Suzanne se retirera au dernier moment des signataires, sans doute déjà réfractaire à toute forme d'embrigadement, aussi légitime soit-elle. Face au pouvoir toujours très conservateur qui censure ce qui lui paraît immoral voire non conventionnel, autant dire que les peintres, danseuses, écrivains du groupe vont subir de lourdes conséquences : perte de travail, privation de liberté d'expression. Suzanne et Marcel Barbeau, qui se sont mariés dans ce mouvement, partent à la campagne avec d'autres compagnons et vivent un peu comme une communauté écolo avant l'heure, dans des conditions assez précaires. Les enfants arrivent, Suzanne a une relation très forte, fusionnelle avec ses enfants, Mousse (Manon) et François. Mais la misère, le sentiment d'enfermement sans doute, la difficulté d'exister en tant qu'artiste face à son mari, lui font tout quitter : le couple se sépare en 1952, ils laissent les enfants dans une « garderie », quelques mois pus tard ils les abandonnent officiellement (François sera adopté et Mousse sera élevée par ses tantes paternelles). A partir de là, Suzanne vivra ici et là, seule ou en couple, elle exerce divers métiers, elle ira jusqu'en Europe, à New York où elle côtoiera
Jackson Pollock, elle accompagnera un mouvement de libération des Noirs jusqu'en Alabama. Elle peint, elle écrit mais après 1964 on n'entendra plus jamais parler d'elle sur la scène artistique, jusqu'à la réédition de son recueil de poèmes en 1980.
J'ai conscience d'en dire beaucoup peut-être, mais cette femme est tellement intéressante et il me fallait vérifier si cette femme avait bien existé, ce qu'elle avait fait, qui étaient les artistes qu'elle a fréquentés. Peut-être aussi ce besoin d'informations était-il nécessaire pour contrebalancer les émotions de cette lecture, de ce texte qui m'a happée dès les premières pages. Au départ, on sent
Anaïs Barbeau-Lavalette remplie d'amertume, de ressentiment envers cette grand-mère qui a abandonné sa fille (la mère d'Anaïs) et n'a jamais – ou si peu – cherché à renouer le contact, qui est morte seule dans son appartement d'Ottawa en 2009. Quand cet appartement est vidé, l'autrice récupère un carton de lettres, d'articles de journaux, à partir desquels elle va chercher à savoir qui était Suzanne Barbeau. Elle a même engagé une journaliste-détective pour compléter ses recherches : c'est très émouvant de lire la liste des personnes qu'elle remercie à la fin du livre.
Au final, elle dresse le portrait d'une femme qui ne s'est jamais laissé enfermer et qui, pour cela, a fui régulièrement, une femme qui ne s'est jamais revendiqué comme féministe mais qui a voulu vivre ses aspirations intellectuelles, artistiques tout en vivant l'amour et la maternité, une femme qui a fui ces attaches-là en s'arrachant le coeur pour vivre libre et qui a payé au prix fort cette liberté. Une femme et après elle, une génération de femmes à laquelle je n'ai pu que m'attacher, même si elle m'a elle aussi déchiré le coeur à plusieurs reprises. Sans doute est-on plus facilement happé(e) dans ces pages qu'
Anaïs Barbeau-Lavalette s'adresse directement à Suzanne, en « tu », et son écriture sensible fait le reste.
Coup au coeur donc, et sans aucun doute une de mes plus belles lectures de l'année.
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