La vraie ville éternelle, c’est Venise et non Rome. Orgueilleuse de son extraordinaire longévité, la République s’était appelée la Sérénissime. Elle a bien soutenu l’éclat de la cité inviolée, dont ce nom, en 1797, après treize siècles, pour la première fois dans l’histoire, les soldats de Napoléon dénouèrent la ceinture. Protégée des invasions par le rempart des eaux, elle est, parmi toutes les villes d’Occident, la seule qui soit venue jusqu’à nous tout droit du monde antique; les quelques familles vénètes qui mirent l’eau entre eux et la cavalerie des Huns ont sauvé du naufrage l’héritage ancien.
Aux confins des deux empires, colosses aux pieds d’argile, entourée de tous côtés — sauf de ce côté de la mer qui pour elle est la porte des libertés— par l’anarchie des barons, des princes et des principicules, la sage Venise, comme une cité grecque, unit les avantages de la monarchie et du régime
démocratique dans le compromis d’une tyrannie élue par une oligarchie. Les gens du moyen âge s’en émerveillaient; et au IXe siècle, le pape Hildebrand déclarait : « L’esprit et la liberté de l’ancienne Rome vivent encore à Venise »,
car la société vénitienne, comme celle de la cité antique, est composée de citoyens libres, libres, mais servis par des esclaves. Tranquille impudence de cette Venise, insensible aux temps et aux modes, et qui maintint presque jusqu’à nos jours, l’esclavage, cet opprobre du monde antique !
Le théâtre et la musique trouvent au 18e siècle, à Venise, un terrain prodigieusement fertile. Le concert et le spectacle deviennent des éléments vitaux pour une ville qui se berce au rythme des gondoles, dans le plus voluptueux abandon à la joie de vivre. Tout se fait prétexte au chant, tout tend à rejoindre l’expression mélodique, les couleurs et la vivacité des représentations théâtrales : naissance et mariage, anniversaires historiques et religieux, réceptions de princes et d’ambassadeurs, les fêtes dans les Cercles et les maisons patriciennes jusqu’aux pratiques de pieuse assistance envers les pauvres et les malades.
Le chant liturgique sort des églises et des couvents, s’épand dans la place San Marco et dans les « campielli » vénitiens; les plus allègres et attrayants murmures s’insinuent frais et malicieux dans les salles des palais, dans les jardins. Ils s’accordent au clapotis de l’eau dans les sérénades nocturnes pendant qu’Apostolo Zeno, Gozzi, Goldoni et Chiari offrent leurs livrets aux continuelles exigences des théâtres citadins.