AVERTISSEMENT : la critique qui va suivre va utiliser un vocabulaire encore plus argotique que d'habitude. Elle va également parler de violences sexuelles. Je vous encourage à aller lire autre chose si le sujet est difficile pour vous.
« Bonjour les Babélionautes ! Aujourd'hui, on va parler d'un récit autobiographique avec
La maison, d'
Emma Becker.
Or donc, une odeur au début du livre plonge
Emma Becker dans ses souvenirs… ceux d'une maison close où elle a travaillé pendant deux ans, en Allemagne. Elle raconte donc ce qui l'a conduite à intégrer cette maison en tant que pute (c'est son mot, je le reprends) nommée Justine et expose ce qu'elle y vit.
Je suis enchantée par l'aspect libération sexuelle !
Emma Becker assume ses désirs et ne juge pas les femmes qui baisent comme elles l'entendent.
-Ouaip. J'ai jamais lu un bouquin féministe aussi sexiste.
-Mais non, attends, le propos s'avère plein de tolérance et de tendresse…
-… qui ne s'appliquent pas à tout le monde, non. Bon ! Plein de choses m'ont énervée dans ce bouquin. Préparez-vous une boisson chaude, ça va long. Et je vais commencer par m'adresser directement au gars de la Grande Librairie.
M.
Busnel, vous avez écrit sur la couverture (oui, je vous imagine avec votre stylo devant une pile de livres, je trouve ça rigolo) qu'il s'agissait d'un grand livre sur le désir féminin. Non, M.
Busnel. Vous n'avez pas lu un livre sur le désir féminin, vous avez lu un livre sur le désir des personnes qui figurent dans ledit livre : les clients et les putes. le désir féminin est aussi varié, multiple et changeant qu'il y a d'âges et de femmes, et ce livre ne montre guère de tendresse envers celles qui ne désirent pas ou cessent de désirer.
Quant à celles qui n'aiment pas les mêmes choses que vous, on peut se moquer gentiment d'elles (« tu ne sais pas ce que tu rates » envoyé à une collègue, ça me reste en travers).
Je déteste ce genre d'attitude. Je déteste qu'on ait toujours tort en matière de cul, comme disaient Ovidie et
Diglee.
Le livre se présente à la fois comme une expérience (ça, on l'a), et un hommage aux putes (ça, on l'a un peu moins). Je suis désappointée : je m'attendais à ce qu'on m'en parle un petit peu plus, des autres putes. Mais non. Rares sont les moments où elles ont la parole, et c'est dommage, l'expérience reste presque entièrement centrée sur celle de Justine.
Alors, je suis très contente de lire qu'elles sont belles, chacune à leur manière, mais l'intérêt ne semble pas aller beaucoup plus loin que leur beauté, leur rire, leur maquillage, leur odeur ou leur parfum. du coup, pour le côté hommage, je trouve ça un peu mince. Elles restent à l'état d'anecdotes, de présences plus ou moins fantomatiques. Je trouve ça dommage. Vraiment dommage.
L'aurratrice (pour « autrice-narratrice ») en elle-même… rhâââh, elle m'a énervée. Il y a une autocélébration qui me gêne. Elle fait du sexe de compèt', elle est devenue une déesse du plaisir, elle est capable de vivre sans malaise aucun des rapports sexuels qui feraient pleurer une amatrice.
Pleurer n'importe quelle fille ?!
Et ça ne pose pas problème, qu'un rapport sexuel puisse faire pleurer de détresse ou de douleur quelqu'une ? Y a pas un truc à se demander, genre, je sais pas, « quelque chose ne va pas, la violence c'est mal » ?
Non. Justine ne se pose pas du tout la question. Mais alors paaaas du tout.
Plusieurs fois j'ai repéré ce que je considère comme un cruel manque d'empathie, voire un mépris pur et simple envers les autres femmes, celles qui ne se prostituent pas et celles qui n'enfantent pas. Je ne digère pas les nullipares comparées à des « ombres grouillantes », à des femmes dont « le ventre est vide ». Je n'ai pas d'enfant, ne compte pas en avoir, et je vous assure : mon ventre n'est pas vide du tout. Il est rempli d'organes qui ne manquent pas de me livrer des informations sur mon état de santé.
Par exemple, un réveil à trois heures du matin, c'est mon utérus qui me dit, tout pétulant : « Hey, Déidamie ! Ca faisait un mois, quasiment ! J'ai refait de la soupe de crampes, tu vas voir, tu vas a-do-rer. Ce mois-ci, je t'ai mitonné des retrouvailles aux petits oignons, avec problèmes de transit et boiterie ! Et j'ai bloqué tous les récepteurs d'antidouleurs pour que tu en profites bien ! Non, ne me remercie pas, ça me fait plaisir ! »
Voilà, je ne suis pas toute seule dans ma tête, je ne suis pas toute seule dans mon corps non plus.
Les épouses et conjointes prennent quelques pointes sur leur manque d'empressement à satisfaire leurs hommes. Et jamais leur manque de désir n'est interrogé. L'épouse de Mark a accouché il y a six mois et ne voit « aucune urgence » à reprendre des rapports sexuels.
La tournure a beau être discrète, elle me révolte. « Aucune urgence » ?! Mais qu'est-ce qu'on en sait, des raisons pour lesquelles elle refuse les rapports ? Est-ce qu'elle est épuisée par la maternité, le travail que cela implique, les angoisses de son nouveau rôle ? Est-ce qu'elle ne reconnaît plus son corps, déformé par la grossesse, meurtri par l'accouchement ? Est-ce que Mark fait sa part de boulot ?
Aucune question chez Justine. En revanche, elle compatit aux souffrances de ce pôvre Mark, père comblé, mais époux négligé.
Ensuite, j'ai eu l'immense regret de trouver des clichés sur les violences sexuelles. le cliché « les maisons closes, ça aide les hommes à moins agresser. »
Vraiment ?
Comment cela se passerait-il, concrètement, dans la tête d'un violeur ? « Ca y est ! encore un ou deux verres et elle sera suffisamment bourrée pour ne plus pouvoir dire non ! Oh mais attends. Violer, c'est mal. Mince, je file à
la Maison tout de suite, comme ça je ne viole pas ma copine étudiante. » « J'ai très envie de me faire ma gamine de six ans, mais c'est mal ! J'espère qu'il y a quelqu'un de libre à
la Maison, sinon, je ne réponds plus de rien ! »
…
Quelqu'un y croit, sérieusement ?
Emma Becker voulait rédiger un livre loin des clichés, et elle expose le pouvoir ambigu qu'elle exerce sur ses clients. Elle a raison de le faire. Cependant, elle reste tristement à côté de la plaque sur le sujet des violences sexuelles. Un violeur, il veut quoi ? Il veut l'avilissement de sa victime, il veut la priver de son humanité, la réduire à un objet de masturbation.
Comment pourrait-il trouver satisfaction avec une pute qui énonce tarifs et limites, bref, qui maîtrise la situation ? A moins de la violer, ce qui n'entre pas dans le cadre de l'activité de la pute, je tiens à le préciser, il n'en trouvera pas. Et ce n'est pas un rapport tarifé qui soulagera un violeur de quoi que ce soit : comment fait-il pour avoir sa dose de déshumanisation ? le viol n'est pas un rapport sexuel, c'est un rapport de pouvoir.
Et là où je suis demeurée glacée, c'est lors la rencontre avec ce client. Et non, je ne mets pas de capitale, il n'en mérite pas. La pitié non plus.
…
Je ne peux pas développer. J'vais dire des gros mots sinon.
-Tu veux dire « encore plus de gros mots » ?
-J'veux dire « des que j'ai pas encore dits », nom d'une couille bleue !
-OK, OK, OK… tu as fini ?
-Nan. Mais si je dois lister tout ce que j'ai pas aimé, il y en a encore pour quatre pages. Alors vas-y, toi.
-Alors c'est à mon tour ! Tout n'est pas mauvais dans ce bouquin.
Emma Becker manie la plume avec habileté, elle a le sens de la formule, ses images tapent juste. Elle montre également un humour redoutablement efficace ! Oh là là, le client qui vient en formation, qu'est-ce que j'ai ri ! Et le dominul, il m'a bien fait rire, lui aussi !
J'ai également apprécié les passages où elle analyse ce qu'elle fait, en quoi le travail consiste, comment elle accomplit sa tâche bien ou mal.
Emma Becker dédramatise le rapport sexuel tarifé en le décrivant comme une tâche à achever, et pas n'importe laquelle : procurer un peu de bonheur aux hommes. Elle réhabilite ce travail en rappelant qu'il s'agit pour elle… d'un travail, avec ses exigences, son savoir-faire.
Méchante Déidamie trouve le côté « hommage aux putes » raté, cependant, il existe dans ce bouquin un hommage réussi : celui fait au sexe féminin en tant qu'organe, ce « con brave et travailleur ».
Emme Becker livre également des réflexions intéressantes sur la prostitution et la situation économique des femmes.
-Ouais, bon, je suis pas d'accord avec tout, hein…
-Non, certes, et il faut rappeler que l'expérience de l'aurratrice reste exceptionnelle. D'ailleurs, le livre reste explicite sur un point : la jouissance des putes représente un luxe dans cette Maison.
En résumé, la prose et le regard peuvent apporter de quoi méditer…
-… mais il y a trop de choses problématiques dans le propos même. »