Sur l'album d'une jeune fille brésilienne
Mademoiselle,
Il y a cinq minutes, je me demandais ce que j'allais écrire sur votre album parce que je suis naturellement paresseux. Et puis j'ai pensé tout à coup que cette idée d'avoir un album était, au fond, bien touchante, bien émouvante -- que c'était une idée d'enfant. Et comme toutes les idées d'enfant, elle est généralement bafouée, parce que le monde ne comprend rien à l'enfance. Je ne dis pas que le monde hait l'enfance, mais elle l'embête, et le monde, qui tolère tout, ne supporte pas qu'on l'embête.
(...) La plupart de ces grandes personnes auxquelles vous avez tendu la main -- cardinaux, théologiens, historiens, essayistes, romanciers -- vous ont donné tout juste une signature. La signature est ici l'équivalent du petit sou qu'on donne aux pauvres.
(...) Mais vous n'avez pas tendu la main qu'aux grandes personnes, vous l'avez aussi tendue aux poètes. Et je crois que les poètes -- ô miracle ! -- vous ont donné sans compter, parce que les poètes sont par nature libéraux et magnifiques. N'oubliez plus désormais que ce monde hideux ne se soutient encore que par la douce complicité --- toujours combattue, toujours renaissante --- des poètes et des enfants.
Soyez fidèle aux poètes, restez fidèle à l'enfance ! Ne devenez jamais une grande personne ! Il y a un complot des grandes personnes contre l'enfance, et il suffit de lire l'Evangile pour s'en rendre compte. Le Bon Dieu a dit aux cardinaux, théologiens, essayistes, historiens, romanciers, à tous enfin : "Devenez semblables aux enfants". Et les cardinaux, théologiens, historiens, essayistes, romanciers répètent de siècle en siècle à l'enfance trahie : "Devenez semblable à nous."
... J'écris comme je souffre ou comme j'espère, et si je ne suis pas forcément bon juge de mes écritures, je connais bien mon espérance et ma souffrance, la matière en est solide et commune, on peut se la procurer partout.
(Les Enfants humiliés)