«Je sens mon coeur et je connais les hommes. Je ne suis fait comme aucun de ceux que j'ai vus; j'ose croire n'être fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis autre. Si la nature a bien ou mal fait de briser le moule dans lequel elle m'a jeté, c'est ce dont on ne peut juger qu'après m'avoir lu.» (
Jean-Jacques Rousseau, «
Les Confessions»)
Trois National Book Awards - un record absolu ! -, dont un pour l'ouvrage en question (1965), un prix Pulitzer et un Nobel (1976) : voilà un curriculum d'écrivain qui en impose!!
Père putatif par ailleurs d'une ribambelle d'écrivains anglo-saxons à partir des années 60, la notoriété de
Saul Bellow semblerait toutefois en perte de vitesse de nos jours (à titre indicatif : 650 lecteurs recensés sur le site de Babelio), nettement moins éminente en tout cas, pour ne citer que deux de ses plus célèbres héritiers, que celles par exemple d'un
David Lodge (5 500 lecteurs) ou du plus fidèle parmi tous ses nombreux rejetons,
Philip Roth (plus de 14 000 !).
Cela étant, et ceci l'expliquant peut-être en partie, lire un roman comme «
Herzog», c'est se soumettre de plein gré à un véritable électrochoc littéraire!!
Le lecteur avance dans la lecture, en effet, quelque peu à l'image de son personnage central, par saccades et par syncopes, alternant des moments de grande exaltation de ses capacités cognitives, et d'autres durant lesquels, ses circuits neuronaux à moitié engorgés par «l'immense et informe intérêt pour l'histoire de la pensée » manifesté par Moses
Herzog, il frôlera de près la rupture de sens!!
Le pire (ou le meilleur, au choix…), c'est qu'à l'instar de lui, on s'en moquera bel et bien!
« Si j'ai perdu la tête, ça m'est égal, songeait Moses
Herzog ».
Par cet incipit narquois, nous sommes invités à pénétrer dans sa subjectivité, à nous faufiler discrètement parmi les coulées rhétoriques inarrêtables s'épanchant d'un for intérieur en pleine activité volcanique!!
Au moins, on vous l'aura prévenu !
Directement propulsés dans la conscience tourmentée de
Herzog. Entre admiration et stupéfaction face à l'extraordinaire éloquence de l'écrivain, et parfois sidérés, donc, par ses fulgurances de très haute volée, toujours séduisantes néanmoins, très vivantes surtout (rien à voir, rassurez-vous, avec un pensum ou une quelconque démonstration philosophique figée), servies en l'occurrence comme l'on n'aura peut-être jamais vu auparavant dans la littérature contemporaine -moi en tout cas…- pas à un tel rythme endiablé, avec autant d'aisance et d'agilité idéative ! Divertis en même temps, dans la même proportion, par une ironie irrésistible et un impayable «sens of humour» juif omniprésents, appliqués sur l'exercice d'auto-observation que son «Moshe» s'obstine à mener sans la moindre concession autour de la crise majeure qu'il est en train de traverser, personnelle et professionnelle, déclenchée par sa débâcle affective et par son sentiment d'échec en tant qu'intellectuel et universitaire, quadragénaire en mal d'inspiration pour boucler un travail de recherche mené depuis de longues années («huit cent pages d'un exposé chaotique qui n'avait jamais trouvé d'unité»), et mari largué par sa femme, trahi par son meilleur ami, son lot de misères et de drames ordinaires servant en même temps de contrepoint, quelquefois d'improbables écrins, à l'émergence d'exubérantes extrapolations d'ordre philosophique !
Après la lecture de
Herzog, chef-d'oeuvre incontestable et inégalé en son genre, l'on pourrait être tout simplement tenté de reclasser
Woody Allen (si tant est que, déjà «cancelled», il n'en ait été sorti une fois pour toutes!) plutôt dans le rayon «littérature jeunesse» de nos bibliothèques !
Mais soyons un peu sérieux tout de même…
Herzog traverse de toute évidence une crise dépressive grave, consécutive notamment à l'expérience pénible de la trahison de sa femme et de son meilleur ami, et contre laquelle il se défend avec les moyens dont il dispose et qu'il maîtrise le mieux, à savoir son intellect et son sens inné de la dérision…
L'exercice fait cependant très mal, et Moses en viendra à considérer qu'il avait peut-être, non seulement raté son «contrat» de vie, mais aussi complètement trompé sur sa vraie nature et sur l'image qu'il avait de lui-même.
«J'ai fait exprès de mal lire mon contrat. Je n'ai jamais été la partie principale, mais seulement prêté à moi-même. (…) Autant que j'admette les choses comme elles sont, ne serait-ce que parce que, sans cela, il n'est même plus possible de me décrire. Mon comportement implique l'existence d'une barrière contre laquelle je pousse depuis toujours, avec la conviction qu'il est nécessaire de pousser et que quelque chose doit en sortir. Peut-être finirai-je par pouvoir passer à travers? C'est une idée que j'ai toujours dû avoir. Est-ce de la foi ? Où simplement de la puérilité : s'attendre à être aimé parce qu'on a fait son devoir ? Si on recherche l'explication psychologique, c'est en effet puéril, un cas classique de dépression.»
Une fois le « contrat » le liant à son existence dénoncé et l'image qu'il se faisait de lui-même pulvérisée, Hertzog démissionne également de son poste d'enseignant. Retranché chez lui, évitant provisoirement toute forme d'engagement social ou affectif plus conséquent, il se voit entamer une procédure psychique nouvelle et à titre conservatoire (de sa peau avant tout). Une instruction censée au départ rétablir l'ordre dans ses pensées, ainsi que, bien sûr, les responsabilités engagés par les uns et les autres dans le chaos qui a envahi sa vie et sa conscience. Elle sera conduite essentiellement sous forme d'une
correspondance compulsive, la plupart du temps à l'état purement virtuel, jamais expédiée au final, qui constituera par ailleurs l'une des principales récurrences narratives et, sans aucun doute, l'un des atouts majeurs du roman de Bellow.
Quoique restés lettre morte, de vrais morceaux de bravoure voient le jour, «rédigés » pêle-mêle à l'intention de destinataires encore vivants ou déjà morts, de sa famille ou de son entourage proche, amical ou professionnel -mais adressés aussi, entre autres, au président des États-Unis, à
Spinoza, à Nietzche ou à Dieu lui-même..! Ces courriers expiatoires n'auront pourtant d'autre effet que d'alimenter la détresse d'
un homme chuté, comme aurait dit le vieux Dosto, «dans le sous-sol d'une maison en flammes», l'amenant peu à peu à perdre la maîtrise de ses propres pensées et de ses actes.
Entretemps, le lecteur aura été pris à témoin d'une mise à nu en règle, menée par
un homme, selon ses propres mots, dans un état de conscience « bizarre, mélange de lucidité et mélancolie, d'esprit de l'escalier, de nobles inspirations et d'absurdité, d'idées et d'hypersensibilité».
Examen de conscience radical qui, en l'espèce, outrepassera le domaine du strictement individuel ou du purement anecdotique, pour toucher à une dimension plus vaste et universelle, «
Herzog» préfigurant un ton et des thèmes qui seront par la suite très présents dans une littérature contemporaine s'intéresserant de plus en plus à la crise de valeurs liée à la modernité (ou « postmodernité », si l'on préfère).
Ton qui chez
Herzog prend souvent l'aspect sombre de celui d'un moraliste à contre-courant de l'optimisme général régnant alors dans la société américaine, fondé sur un libéralisme et un matérialisme économique effrénés qui ne peuvent, d'après lui, que conduire au pire.
«L'«état inspiré» est considéré comme ne pouvant être atteint que sous sa forme négative et donc poursuivi seulement dans la philosophie et la littérature aussi bien que dans l'expérience sexuelle, ou à l'aide de stupéfiants, ou encore par le truchement du crime «philosophique», ou «gratuit» ou autres horreurs du même ordre. (Il ne vient apparemment jamais à l'idée de semblables «criminels» que se conduire de façon décente avec un autre être humain peut être tout aussi «gratuit».) Des observateurs intelligents on fait remarquer que l'honneur «spirituel» ou le respect autrefois réservés à la justice, au courage, à la tempérance, à la miséricorde pouvait maintenant être acquis négativement par le grotesque. Je pense souvent que ce changement est lié au fait que tant de «valeur» a été absorbée par la technologie elle-même. »
Dans ses élucubrations solitaires ou dans ses lettres plus ou moins "insanes",
Herzog convoquera ainsi des penseurs tel Heidegger, quand ce dernier annonçait par exemple l'avènement de «la Seconde Chute de l'Homme dans le quotidien et l'ordinaire», la pensée humaine remplacée alors complètement par la technique, mais sans oublier, paradoxalement, de faire place aux vues d'un
Montaigne ou d'un Pascal, lorsque ces derniers affirmaient au contraire que «la force de la vertu d'
un homme ou ses capacités spirituelles se mesurent d'après sa vie ordinaire».
Il pourra tout aussi bien soutenir, avec autant de conviction intime, que dans le rapport sur les « Objectifs Nationaux de Eisenhower» l'on aurait dû se préoccuper «avant tout autre chose de la vie intérieure de tous les Américains », comme par ailleurs le fait que «les visions de génie seraient vouées à devenir des mets en conserve pour intellectuels » -«la choucroute en boîte du «socialisme prussien» de Spengler», «les lieux communs de la Terre Brûlée de T.S. Elliot », « les stimulants mentaux de pacotille de l'Aliénation» ( !) Il pourra prôner, avec une même désinvolture, à la suite de Tolstoï, que la « liberté est une affaire entièrement personnelle : est libre celui dont la condition est simple, véridique, réelle », et qu'étendre ses conditions de vie ne peut que se faire «aux dépens d'autrui», tout en pointant la part de responsabilité des artistes et des penseurs refusant catégoriquement de croire à toute possibilité d'un apprentissage collectif par l'humanité, dans l'effondrement des fondements de la civilisation et dans l'avènement des systèmes totalitaires !!
Ceci jusqu'à vous en donner par moment le tournis, et à vous faire demander (lui aussi, remarque…) où il veut en venir exactement, ou s'il ne serait pas en train de perdre complètement pied!
Ce que l'on peut dire en revanche, sans aucune hésitation, c'est qu' il n'y aura pas grand monde, de quelque courant ou bord qu'il soit, qui pourra échapper au regard critique de
Herzog ou à ses éventuelles diatribes d'homme du sous-sol de la modernité ! Y compris (voire surtout) ceux-là même qui déclareraient haut et fort (catégorie à laquelle, pourtant, lui aussi aurait pu à certains moments nous sembler, à tort, appartenir !!) «la défaite de la pensée occidentale», ou vanter «les beautés du Vide comme s'il s'agissait d'un terrain à vendre» !!!
Drôle, dérisoire jusqu'à frôler parfois le picaresque et le pathétique, rationnel quoiqu'instable, empreint à un autre niveau de cette flamboyance émotionnelle haute en couleur, typiquement russo-juive, dont il a hérité et qu'il essaie en vain de contrôler («Moshe» a souvent la larme qui monte à l'oeil), érudit et décomplexé, passant sans transition d'une langue savante à un discours familier, oral et direct, toutes les armes sont bonnes dans sa lutte acharnée contre un sentiment de désespoir qui risque de l'immobiliser peu à peu dans ses filets invisibles…
Ce regard critique très en profondeur, incisif, arme diablement efficace, quelquefois déstabilisant aussi pour le lecteur, notamment par rapport à ce qui peut relever pour ce dernier d'une forme de bien-pensance admise et consensuelle, à priori progressiste (et où, soit dit au passage, je pourrais me reconnaître aussi !), vaudra entre autres à
Saul Bellow une étiquette de «polémiste conservateur» qui, à mon sens, serait loin de pouvoir résumer toute l'originalité et la richesse sous-jacentes à son propos ici.
Témoin de la première heure de l'agonie et de la mort définitive des idéologies (il semble d'ailleurs que
Saul Bellow ait été un brave militant trotskiste dans se vertes années !), de leur remplacement croissant par la production en masse de biens matériels et culturels «accessibles à tous», par des progrès « techniques» considérés comme des valeurs de remplacement du spirituel, source privilégiée de bonheur pour l'humanité ; évoquant déjà au début des années 60 l'auto-destructivité découlant hélas de l'illusion d'un individualisme sans entraves et «sans transcendance» proposé par nos sociétés modernes (nous y sommes en plein !!), ainsi que le risque de la mise en boîte de toute pensée ou vision nouvelle, avalées et digérées rapidement par l'appétit colossal d'un néo-Léviathan, le roman de
Saul Bellow devrait pouvoir être considéré avant tout comme un brillant manifeste anticonformiste et, sous certains aspects, prémonitoire.
Un cri de révolte qui ne cherche pas, bien au contraire, à entraîner le lecteur vers aucune chapelle en particulier, en dehors de lui-même et de sa propre conscience.
Très loin aussi du mirage provoqué par les dérives libertaristes et antisystème qui prolifèrent de nos jours, se présentant, hélas, à de plus en plus de sympathisants, comme seules alternatives viables pour combattre efficacement le néolibéralisme mondialisé.
«
Herzog» serait au contraire une invitation à cultiver ces «états inspirés» que son héros réussira enfin à retrouver, après s'être dégagé de la gangue de ses ressentiments et de son narcissisme étriqué, blessé de surcroît, pouvant se reconnaître enfin comme étant lui-même peut-être un «grand romantique», et pourquoi pas ? (d'ailleurs, le sujet central de cette fameuse «recherche chaotique, 800 pages en manque d'unité» n'est autre que l'évolution du Romantisme en tant que mouvement, et plus particulièrement sur ses dérives mystico-religieuses et politiques dans la société moderne!).
Ce qui rappellera au lecteur aussi, en définitive toujours identifié quelque peu à «Moshe», la nécessité de garder un «coeur battant», conscient de ses limites et de sa singularité, en diapason néanmoins avec la connaissance et ses « états inspirés», «comme un don pour aussi longtemps qu'on pourra occuper les lieux».
Cinq étoiles pour un roman aussi brillant qu'engageant et captivant, de mon point de vue une ode magnifique à l'exercice d'une libre-pensée qui fait beaucoup de bien par les temps qui courent..!