Tout comme j'avais adoré l'enquête de
Ruth Zylberman sur le destin d'enfants juifs d'un immeuble parisien pendant l'Occupation dans son "
209 rue Saint-Maur, Paris Xe", j'ai beaucoup aimé également celle d'
Anne Berest dans "
La carte postale". Ici, le sujet n'est pas un immeuble et ses habitants, mais une famille, celle de l'écrivain, un sujet plus intime, plus personnel.
La carte postale qui donne son titre au livre est arrivée dans la boite aux lettres des parents d'
Anne Berest il y a une vingtaine d'années avec quatre prénoms griffonnés dessus. Une carte postale mystérieuse et effrayante puisqu'il s'agit des prénoms de deux arrière-grands-parents de l'auteur, d'une grand-tante et d'un grand-oncle, tous les quatre déportés et tués à Auschwitz-Birkenau en 1942. Cet objet rangé et oublié pendant une vingtaine d'années devient un incroyable ressort narratif à la faveur d'un événement déterminant survenu dans l'école de sa fille.
Anne Berest s'en est souvenue et a voulu absolument savoir qui l'avait envoyée. Aidée par sa mère, elle se lance alors dans une enquête passionnante contenant tous les éléments d'un polar : des gens assassinés, un courrier anonyme, un détective privé, un criminologue graphologue, des fausses pistes, des hypothèses et une issue incertaine. le lecteur assiste même à deux enquêtes simultanées, l'une dans le présent à la recherche de l'auteur de
la carte postale et l'autre dans le passé sur les traces des aïeux de l'auteur.
J'ai beaucoup aimé ce roman tissé sur deux chronologies que sont les deux enquêtes. Celle dans le présent est très touchante, elle dévoile la relation entre l'auteur et sa mère, véritable archiviste de la famille qui enchaine cigarette sur cigarette. J'ai senti les deux femmes très proches et très attentionnées, soudées par une relation joyeuse et respectueuse. Leurs dialogues semblent parfois un peu forcés pour interroger et faire progresser l'histoire de la famille, mais ils témoignent d'un réel partage, d'une communication profonde entre elles. En raison de leur pouvoir perturbateur, certaines questions ont été difficiles à poser, certaines réponses ont été pénibles à formuler ; mais le duo d'enquêteurs formé par les deux femmes est attachant et atypique.
Cette relation m'a interrogé sur la question de la transmission entre générations. La grand-mère d'
Anne Berest, seul membre de sa famille à ne pas avoir été arrêté, déporté et assassiné, est restée murée dans le silence toute sa vie. Peut-être se sentait-elle coupable d'être encore en vie. Mais comment fait-on pour vivre quand on est la seule survivante de sa famille ? Elle n'a rien dit à ses enfants, elle ne leur a pas transmis l'histoire familiale dont ce livre vient combler le silence. Parfois, les enfants pardonnent à leurs parents, parfois ils leur reprochent leur silence. Mais qui est à blâmer ? Ceux qui se taisent ou ceux qui ne posent pas de questions ?
Anne Berest aborde également de façon bouleversante la question des prénoms qu'on nous transmet de façon inconsciente. Que signifient-ils ? Ils ont déjà été portés, ils ont déjà une histoire, ils sont pour l'auteur l'occasion d'écrire une magnifique lettre à sa soeur, et pour la soeur l'occasion d'y répondre de manière tout aussi émouvante en rappelant qu'il ne faut pas se sentir écrasé par les prénoms qu'on porte, mais au contraire les honorer.
J'ai aimé également la construction réussie du roman et sa langue limpide, simple et claire. Bien que d'origine juive, mais sans avoir été éduquée dans la culture ni en pratiquer la religion,
Anne Berest intègre de manière habile des proverbes yiddish à l'intérieur des dialogues, elle fait infuser la culture yiddish dans ses descriptions, elle la fait sentir dans ses personnages. Quant à sa forme, le roman est construit en courts chapitres, un peu comme un feuilleton, avec des éléments qui se répondent d'un endroit à l'autre du récit et qui le rythment de façon vivante. Je pense en particulier aux deux repas de Pessah à cent ans d'intervalle : le premier en 1919 près de Moscou lors duquel le vieux Nachman demande à ses fils de quitter la Russie par crainte des violences contre les Juifs, le second de nos jours à Paris où des amis de l'auteur parlent de s'installer en Israël en raison des actes antisémites et de l'avenir incertain. Je pense aussi à l'alternance entre les deux enquêtes et au mélange des temporalités pour rapprocher les époques, je pense à ce chapitre unique sur les prénoms comme suspendu à côté des autres, une respiration surprenante dans la narration.
Le thème principal du roman reste celui de la Shoah, toute cette partie historique du récit à la recherche des origines de la famille. C'est l'exploration d'une lignée familiale tumultueuse, l'histoire de cette famille de juifs originaires de Russie qui va errer dans toute l'Europe entre les deux guerres mondiales sans jamais réellement s'installer quelque part malgré son désir d'intégration. Confiante dans la capacité de la France à la protéger des nazis et convaincue du succès des démarches de naturalisation auprès de son administration, elle ne verra pas l'horreur arrivée malgré les mauvais signes qui s'accumulent et fera partie des premiers convois vers les camps d'extermination, poussant
Billy Wilder à dire plus tard que « les pessimistes ont fini à Hollywood, et les optimistes à Auschwitz. » le terrible récit d'
Anne Berest détaille le rôle de l'État français dans la Shoah sur son territoire, l'organisation méticuleuse des rafles, celle des camps d'internement, des camps de transit, de la déportation. N'en déplaise aux négationnistes ou à ceux qui veulent minimiser la responsabilité du régime de Vichy, des faits historiques rappelés par
Anne Berest attestent de la participation zélée du gouvernement de Pétain à l'entreprise nazie d'extermination systématique contre le peuple juif.
Je recommande vivement la lecture de "
La carte postale", un livre formidable et nécessaire, un travail remarquable, une enquête passionnante à la dimension certes personnelle, mais à la portée universelle.