Citations sur Une bonne raison de se tuer (101)
Ça n’a pas duré longtemps, malgré tout, le couple. La fiction du couple. Trois ans plus tard, Claire et Samuel divorçaient. Toutefois, Samuel est resté père et a assumé ses devoirs, payé la pension alimentaire, accueilli son fils chez lui un week-end sur deux et la moitié des vacances scolaires, l’a aidé à grandir. Il a été un bon père, tout le monde le dit.
Aujourd’hui que son fils est mort, tout de même, il a des doutes.
Depuis combien de nuits ne s’est-elle pas endormie naturellement ? Depuis combien de temps a-t-elle besoin de ces comprimés ? Elle songe qu’il lui est arrivé cela : les pilules qu’elle prenait pour ne plus tomber enceinte ont été remplacées par des somnifères. Et il s’est écoulé un délai finalement très bref entre ces deux nécessités. A peine une poignée d’années.
Quand les disparus cessent-ils d'être une pensée douloureuse pour devenir une pensée calme? A quel moment peut-on rouvrir un album de photos sans éclater en sanglots, une boîte à musique sans la refermer aussitôt? Combien de temps cela exige-t-il? Y a-t-il une règle? une moyenne? Evidemment, il s'agit d'une interrogation imbécile mais comment échapper à l'imbécillité quand on a aussi mal?
Puisqu'ils avait raté leur mariage, ils ont tâché de réussir leur divorce.
Il a mal, ça se comprime dans sa poitrine. Il reste assis sur le sofa, le corps penché vers la boite de pizza, il voudrait que la douleur s'arrête et elle ne s'arrête pas. Paul avait dix-sept ans. On ne meurt pas quand on a dix-sept ans.
Rien à faire, il sait que, dans son dos, il y a encore la photo, que, dans le cadre, Paul sourit, qu'il y sourira jusqu'à la fin du monde, et que lui, Samuel ne sera jamais capable de s'en débarrasser, ou même seulement de la ranger dans un tiroir. La photo est intouchable, elle est plus forte que lui, plus forte que tout.
Paul est son fils. Cet après-midi, à 14 heures, il doit l'enterrer.
Elle ne pense à rien, fait la démonstration qu'il est possible de ne penser à rien, de se figer dans une parfaite vacuité. En ses instants, elle est la femme inculte, improductive, inhabitée, un être stérile, et cela lui convient parfaitement. Elle aime cette sensation de néant. Elle voudrait que ça dure longtemps. Elle vaudrait demeurer imperméable au dehors, enfermée dans sa bulle, inconsistante et protégée.
Tout de même, c'est un mot qui lui cause un peu de peine, depuis quelque temps, ce mot de mariage. Du coup, elle ne sait quoi penser de tous ces garçons et filles qui réclament une institution qui se révèle si fragile, ce contrat centenaire, millénaire qu'on déchire de plus en plus souvent. Ils rêvent de quelque chose qu'elle a cru éternel et finalement perdu. Doit-elle, ou non, leur souhaiter d'accéder à ce rêve frelaté, cette chimère ?
Elle est la femme que son mari a quittée, la mère que ses enfants ont lâchée, une serveuse à temps partiel qui ne joint pas les deux bouts, elle nourrit la nostalgie d'une existence cotonneuse et ennuyeuse et ne conçoit de futur hélas que dans le dénuement, elle s'est étiolée, inscrite dans un processus lent mais implacable de dilution....
Laura hume l'air quelques instants, en gorge ses poumons. Elle a besoin de ça, encore, une bouffée d'air, elle a besoin de se sentir vivante, pour se sentir appartenir à ce monde. Elle veut respirer encore, avaler des bouffées du dehors, traquer une brise légère qui se serait miraculeusement immiscée, et embrasser le ciel, comme elle le faisait sur la jetée de Newport Beach, les jours où elle songeait à se noyer, et que le souffle léger du vent la sauvait, au dernier moment.
Mais, cette fois, Laura Parker ne sera pas sauvée : elle a décidé qu'elle serait morte ce soir.