Citations sur Une bonne raison de se tuer (101)
À quels moments les souvenirs cessent-ils de blesser ? (...) À partir de quel moment cessent-ils d'être des lames qui cisaillent les mollets ? (…) Quand les disparus cessent-ils d'être une pensée douloureuse pour devenir une pensée calme ? À quel moment peut-on rouvrir un album de photos sans éclater en sanglots, une boîte à musique sans la refermer aussitôt ? Combien de temps cela exige-t-il ? Y a-t-il une règle ? Une moyenne ?
Il s’entend lui dire : « Vous ne devriez pas vous approcher. Je suis plutôt triste aujourd’hui. Et j’ai peur que la tristesse soit contagieuse. »
Quand les disparus cessent-ils d'être une pensée douloureuse pour devenir une pensée calme ? A quel moment peut-on rouvrir un album de photos sans éclater en sanglots, une boite à musique sans la refermer aussitôt ? Combien de temps cela exige-t-il....
Il songe qu'il faudrait apprendre à se préparer aux disparitions afin de s'en protéger, mais la vérité c'est qu'on n'a pas assez d'imagination pour ça.
Dans la salle de bains, il aperçoit son reflet, la maigreur, il voit aussi le visage creusé, les yeux cernés, il ferait presque peur. Il contemple une version vieillie de lui-même, comme si l’adolescent de Louisiane était encore présent, mains nimbé désormais d‘une peau tombante, ridée, comme si la douceur et la rousseur avaient disparu pour fabriquer cet épiderme tanné, fripé. Il ôte finalement son caleçon et entre dans la douche : il faut qu’il se lave, se défasse de la journée, qu’il enlève la saleté de cette journée, il frotte avec un savon, avec un gant de crin, n’importe quoi, il faut que ça disparaisse, l’horreur de cette journée, il sent l’eau chaude rebondir sur ses épaules, couler le long de son torse, s’enrouler autour de ses cuisses, il espère que l’eau va emporter avec elle dans le siphon l’intégralité de cette journée.
Dans la cuisine, c’est du par cœur. D’abord, le frigo. Dans la porte, la bouteille de lait. Elle s’en verse un bol puis place le bol dans le micro-onde, sans mettre en marche encore, puis remet la bouteille à sa place et se saisit de deux œufs. Elle se dirige vers la paillasse, pose une poêle sur le brûleur, allume, verse un peu d’huile, attend quelques instants que ça chauffe puis casse les œufs qu’elle brouille dans la poêle. Tandis que ça cuit à feu doux, elle sort du placard le café instantané, qu’elle dépose sur la table ainsi que le pain de mie dont elle fait glisser deux tranches dans le toaster. Retour au frigo, elle sort à présent le beurre. Une cuiller, un couteau, dans le tiroir juste à côté. Elle allume le micro-ondes. Une minute trente. Et tout est prêt au même moment : les œufs, les toasts, le café. Elle peut passer à table. Il ne lui reste qu’à saupoudrer le café dans le lait bouillant, à beurrer les toasts, à saler les œufs. Tous les jours, c’est le même menu. Tous les jours, les mêmes gestes.
Et ç’a été un déchirement, une lacération de prononcer ces mots-là. Il a eu le sentiment qu’une lame l’éraflait, puis repassait sur les chairs à vif, provoquant une intolérable brûlure. Il s’est senti tailladé, voilà. « Mon fils s’est suicidé. »
Cinq jours plus tard, c’est toujours la même lame qui le brûle. Toujours les même chairs à vif.
Bref. Un après-midi de juin, il se promène sur le front de mer, où les Blacks jouent au basket, refourguent de la musique, ou les Latinos proposent des tee-shirts et des lunettes de soleil bon marché, ou la marijuana est en vente libre sous prétexte qu'elle posséderait des vertus médicinales, où de vieux hippies aux cheveux décolorés tentent de retenir les années joyeuses dans un rictus béat permanent, où les touristes s'agglutinent lorsque l'été arrive, il marche au milieu de cette faune devenue familière, puis bifurque Pacific Avenue pour échapper à sa moiteur, et là, il voit la fille, derrière la devanture. Elle est serveuse au Café Collage. Elle n'a pas vingt ans. Il songe qu'il ne l'a jamais remarquée avant. Pourtant, il passe là tous les jours, il lui arrive même de s'arrêter prendre une bière. Comment a-t-il pu la manquer ? Elle doit être nouvelle. Ou bien, elle est incroyablement discrète. Elle pourrait être incroyablement discrète. Ce qui lui plaît chez la fille ? Sa tristesse. Oui, ça peut paraître bizarre, mais c'est exactement ça. Sa tristesse. Pas sa lassitude. La lassitude des serveuses quelquefois. Non. Pas sa fatigue, non plus. En fait, la fille donne l'impression d'avoir pleuré. Alors il entre dans le café, s'assoit, et quand elle s'approche pour prendre sa commande, c'est la question qu'il lui pose : "Vous avez pleuré ?" Elle le regarde avec curiosité, interloquée. Puis elle sourit comme on sourit dans les larmes et dit : "Ça se voit donc tant que ça !" Il répond : "Non, regardez les autres, ils ne se sont rendu compte de rien. Il faut être sacrément fort pour le voir." Et elle sourit de plus belle. Et il pense qu'elle va tomber de larmes pour de bon, avec ce sourire paradoxal. Il pense aussi qu'il a réussi son coup. Qu'ils vont se revoir.
Le ciel blêmit : c'est le soir qui s'annonce, il n'est pourtant que 16h30 mais Samuel connait par coeur ce changement de la lumière : quand le bleu s'estompe et que le noir n'est pas encore là, on passe par des teintes de blanc, d'ivoire, de laiteux, de gris, la brume revient sur le Pacifique, d'abord rasante, puis en nappes, rendant l'horizon nébuleux, les flots imprécis, un vent léger souffle qui fait frissonner les palmiers, la fraîcheur gagne, il ne faut pas attendre longtemps avant que la nuit n'arrive.
En tout cas, maintenant, il a mal, ça se comprime dans sa poitrine. Il reste assis sur le sofa, le corps penché vers la boîte de pizza, il voudrait que la douleur s’arrête et elle ne s’arrête pas. Paul avait dix-sept ans. On ne meurt pas quand on a dix-sept ans.