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Critique de DianaAuzou


Le courage de la nuanceJean Birnbaum, Éditions du Seuil mars 2021 *****

Le livre qu'il nous faut, constamment, il nous réapprend ou nous réveille la mémoire sur l'amitié, l'honnêteté, l'humour et la nuance, « dans le brouhaha des évidences il n'y a pas plus radical que la nuance. »
Dans l'introduction, l'auteur révèle la « bravoure » de ce qui est souvent pris pour une faiblesse : « la puissance de la nuance s'épanouit au mieux dans ce type de livre inclassable, à la charnière de la littérature et de la pensée, qu'on appelle l'essai. Autrement dit qui, au sens propre, essaie, tâtonne, tente quelque chose, et dont la force n'est pas de trancher mais d'arpenter ces territoires contrastés où la reconnaissance de nos incertitudes nourrit la recherche du vrai . »
Oui, la force n'est pas de couper sec, mais dans la recherche, dans le doute même, dans l'interrogation, dans l'ouverture d'esprit qui bannit les certitudes lourdes et paralysantes.
Pour illustrer cet « héroïsme de la mesure », Jean Birnbaum appelle « à la rescousse » quelques intellectuels comme Albert Camus, Hannah Arendt, Germaine Tillion, Raymond Aron, Georges Bernanos, Roland Barthes, tous des « figures aimées qui pourraient nous aider « à nous tenir bien. »
Nos limites, les connaissons-nous ? Avons-nous le courage de les accepter ? Une réponse affirmative peut aller de soi et pourtant il y a souci et Camus se révolte contre certaines certitudes et des emballements revanchards. La voix de l'écrivain résistant se lève contre les âmes tièdes : »Notre monde a besoin de coeurs brûlants qui sachent faire de la modération sa juste place… parfois, l'éthique de la mesure est une éthique du silence. » et la nuance est pour Georges Bernanos « un aveuglement surmonté ». L'écrivain fore d'une manière implacable notre « nuit intérieure », scrute « la part honteuse, boueuse, vénéneuse de nous-mêmes… les eaux dormantes et pourries de l'âme... » « on ne se méfie jamais assez de soi-même… l'inconnu c'est encore et toujours notre âme » note-t-il.
Et Jean Birnbaum revient sur cet exercice de la nuance qui nous aiderait à mieux vivre ensemble : « nous ne sommes pas transparents à nous-mêmes, nous sommes mus par des élans innommables, des pulsions abjectes : le reconnaître oblige à une forme d'humilité, ou… vigilance critique ».
Germaine Tillion, ethnologue et grande résistante a fait de l'humour sa bouée de sauvetage et son chemin a toujours été une quête de vérité. Nuance : de vérité et non de la vérité !
Pour Hannah Arendt l'héroïsme de la pensée se confond avec « le génie de l'amitié » : « C'est seulement parce que je peux parler avec les autres que je peux également parler avec moi-même, c'est à dire penser. » Pour elle, et elle n'est pas la seule à l'exprimer, l'amitié est le seul lieu où peut s'épanouir la pluralité qui nous définit, où il y a le désir d'une confrontation sincère. Aux certitudes arrogantes Hannah Arendt préfère « la lumière incertaine, vacillante et souvent faible des êtres chers ». Nuance radicale !
L'humour a le pouvoir de nous sauver la vie, car cette indépendance du jugement, le courage de rire nous aide à demeurer en mouvement, à nous délester pour pouvoir danser « dans un éclat ironique ».
L'imagination, la nuance joyeuse, le combat pour la nuance nous disent aussi Mathias Malzieu dans son « Guerrier de porcelaine », et Lydie Salvayre dans « Rêver debout ». Il faut du mouvement, sinon tout pourrit.
Un passage de cet essai, rappelant un moment vécu par George Orwell sur le front de la guerre d'Espagne, a tout l'humour et la bouleversante émotion de la nuance. Je le partage avec vous : « Après avoir bondi des tranchés ennemies, un messager s'est retrouvé là, en ligne de mire, totalement à découvert. le voici maintenant qui se met à courir… en retenant des deux mains son pantalon. Orwell baisse son arme. « J'étais venu ici pour tirer « sur des fascistes », mais un homme en train d'empêcher son pantalon de tomber n'est pas un « fasciste » ». Orwell est connu pour son franc-parler et aussi pour le doute qui l'accompagne pour assumer ses propres failles « car la meilleure façon d'être honnête, c'est de renoncer à une illusoire « objectivité » et d'assumer pleinement son propre point de vue ». Chez Orwell la nuance est « comme franchise obstinée… jamais un désaccord ne devrait être tu, jamais une vérité ne devrait être occultée... ».

La littérature « maîtresse des nuances » fait place à la réflexion, à l'émotion à la compréhension et surtout empêche l'enfermement la rigidité et l'intolérance. « essayer de vivre selon les nuances que nous apprend la littérature », nous conseille Roland Barthes qui « nous transmet une certaine manière de se tenir dans le monde, une façon d'articuler le texte et la vie. » A la lecture de Barthes nos forces reviennent. « La science est grossière, la vie est subtile et c'est pour corriger cette distance que la littérature nous importe… Elle permet de se soustraire aux partis pris de ceux qui ont hâte de conclure, aux fausses alternatives des mauvaises polémiques, aux manichéismes qui voient le monde en noir et blanc... »
La poésie, nous sauverait-elle ? Oui si elle sait faire plus que mettre les mots en rime, si elle vient du coeur pour nous faire vibrer, si elle est honnête. La poésie, « le meilleur moyen de se connaître soi-même  et d'aller à la rencontre d'autrui », disait Hannah Arendt.
Pour finir, je laisse à nouveau la plume à l'auteur, Jean Birnbaum qui clôt son essai par un dernier et non moins émouvant hommage « Ici, j'ai voulu donner voix à cette marginalité, au moment où elle peut nous être d'un grand secours. Il s'agissait de faire entendre cette petite troupe d'esprits hardis, délivrés de tout fanatisme , qui ont accepté de vivre dans la contradiction, et préféré réfléchir que haïr. Avec à l'horizon, cet espoir : relancer un héritage fragile, lui donner la force d'être fort ou du moins assez solide pour qu'il fasse rayonner parmi nous, comme à travers ces pages, le désir obstiné de faire face, de se tenir bien. »
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