Comme un jeu de miroirs, les images de ce recueil reflètent la mélancolie de
Borges, le long des rues crépusculaires et labyrinthiques de la ville sud-américaine, où décline lentement sa vision.
Parmi les collines qui s'effacent au loin, le poète voit (ou entend ?) « les pentes de la musique, la plus docile des formes du temps ».
Les mots de
Borges empruntent la pente et la page. Dans cette temporalité alternative, seul le passé succède au présent. Ainsi, le poème "La nuit cyclique" commence et s'achève avec Pythagore. Les quatrains de ce poème établissent un cheminement harmonieux du temps vers son double. C'est une danse où la mesure se fait par paire, comme les deux parties du sablier, comme l'homme et son reflet. Sous l'impulsion de cette lente musique, les miroirs semblent se tourner les uns vers les autres. Ils démultiplient leurs reflets à l'infini. Les images dans les images semblent plus lointaines, et orientent la nostalgie vers un temps que
Borges n'a pas connu.
Un temps plus violent : celui des combattants et des brigands sud-américains, lancés dans leur danse de vie et de mort :
« Le tango pourvoyeur de souvenirs, nous forge
Un passé presque vrai. Dans ce faubourg perdu
C'est moi qu'on a trouvé sur le sol étendu,
Un couteau dans la main, un couteau dans la gorge. »
Le retour en arrière laisse aussi transparaître l'héritage des conquistadores, et même, pendant quelques vers, un animal originel : le poète recherche les sensations du tigre. Mais
Borges contemple sa créature avec insatisfaction, sans parvenir à façonner le mot qui pourrait incarner la chose. Il se met dans le même situation que le rabbin du poème « Le Golem » : ce dernier n'arrive pas à retrouver le Verbe du commencement avec exactitude. Et le reflet de la Création se déforme par cette mise en abîme dans le monde des hommes. le poème ne dit pas si le Golem cherche à ensuite à créer son propre Golem : ce serait la suite logique.
Vers la fin du recueil, la remontée dans le temps s'effectue aussi à travers l'espace, car elle entraîne à l'époque des guerriers saxons, obsessions des poèmes tardifs, empreints d'un intérêt philologique pour cette civilisation. Mais même dans la fièvre de ces études transparaît la hantise du bibliothécaire (dont les deux derniers mots font écho à un poème intitulé « E.A.P. ») :
« Parmi les livres de ma bibliothèque (…)
Il doit y en avoir un que je n'ouvrirai jamais plus. »