Ordre avait été donné d’abandonner sur le champ les affaires en cours afin de consacrer pleinement à la protection de la capitale. Par protection, Lacana entendait : contenir la foule en colère, arrêter les traîtres – le mot avait été pesé et répété ad nauseam – responsables de ce chaos et mettre un terme aux émeutes. A cela, Fosca avait soulevé de vives objections, rejointe par le capitaine d’Hypotie. Le danger ne venait pas des hommes, il venait des choses innommables qui hantaient les canaux, les marais et enlevaient les gens. Il venait du sentiment d’isolement, d’abandon et de peur. Le meilleur moyen de mettre un terme au vent de révolte balayant Cribella était de répondre aux demandes du peuple, pas d’étouffer sa colère dans le sang.
Violetta : N’ajoutez pas au chagrin d’une fiancée
Hantée par le fantôme d’un mort tant aimé,
Seigneur, l’insupportable tourment de l’espoir !
Vous le dites vivant : je ne veux point le croire !
Le Masque : Douce Violetta, celui qui m’envoie, ce soir,
Auprès de vous, m’a demandé de vous donner
Cette fibule en gage de sincérité.
(Le Masque exhibe une broche sertie de turquoise. Violetta, reconnaissant l’objet, s’évanouit.)
Le Masque (triomphant) : Ah ! Tu ne pourras que me croire Violettta.
Anzolo ne reviendra pas, naïve enfant.
Il est mort ! Son corps boursouflé est maintenant
La proie des charognards. Ma vengeance sera
Plus douce te sachant, chair de mon ennemi,
Par mes soins attachée à toute ma merci...
Rimes matinales, trop commodes pour dépasser les apparences des mots ; trop évidentes pour être autre choses qu’un masque, un moyen pour la détourner de la blessure creusée ce soir-là, de l’abîme de douleur dans lequel elle ne pouvait regarder.
Khaï Bahil ! Khaï Bahil ! Khaï Bahil !
Philo vasta cyonis, metusha amynesis
In vocato sentias, Khaï Bahil !
Reçois cette âme torturée, Seigneur !
Rongée par les chimères de la peur,
Morte de terreur elle s'offre à toi.
Khaï Bahil ! Khaï Bahil ! Khaï Bahil !
Philo vasta cyonis, metusha amynesis
In vocato sentias, Khaï Bahil !
Si la révolution n’a pas raison d’eux, ce sera l’ennui qui terrassera les bigots.
Quelque chose soudain, apparut à la lisière de son regard. La silhouette d'une main longue et griffue. L'ombre vacillante d'une chevelure penchée sur son amie assoupie. Les formes s'estompèrent , réapparurent, fragiles et frémissantes comme la flammèche d'une bougie.
Ce qu'il y a sous les eaux n'a rien à voir avec les saloperies habituelles. J'en ai entendu un parler de pieuvre énorme, avec des tentacules blanchâtres.
... Deux cratères abyssaux dont s'échappent, rampantes et grouillantes, des larves translucides. Une béance décharnée, dévorée par ces monceaux de ronces couleur de sang. Tout autour, des corps putrescents, entassés les uns sur les autres. Ça et là, des chairs blêmes, qui s'accrochent, se tissent, recouvrent l'immense charnier, le métamorphosent, abjecte chrysalide, en visage plus vieux que le monde et plus jeune que le petit à naître, en matrice masculine engendrant de monstrueux rejetons. Les gouffres sont des yeux, les épines, la bouche, la langue et les crocs ; les larves, créatures humanoïdes, pieuvres difformes, bêtes indéterminées sont ses larmes, les gouttes de venin que recrachent ses lèvres acérées, son essence ; et dans sa gueule, tombent, par dizaines, des lambeaux d'âmes écorchées ...