Quatorze ans plus tôt,
Max Brooks publie son premier roman (même s'il avait déjà publié un guide de survie à la fois drôle et ingénieux auparavant) :
World War Z.
Véritable chef d'oeuvre du genre, le livre connaîtra par la suites les honneurs d'une adaptation filmique complètement loupée avec Brad Pitt dans le rôle principal pour un long-métrage d'action hollywoodien totalement à côté de la plaque.
Depuis,
Max Brooks s'était fait discret si l'on excepte la publication en 2014 d'un (excellent) comic book sur
les Harlem Hellfighters.
C'est en 2019 que l'américain annonce la sortie d'un nouveau roman avec Devolution : A Firsthand Account of the Rainier Sasquatch Massacre.
Oubliez les zombies, place aux Sasquatchs ou, Bigfoot, pour les intimes.
Welcome to Greenloop
Certainement le mythe nord-américain le plus fameux, le Big Foot est aussi devenu, au fil des ans, un monstre kitsch à souhait et adapté à toutes les sauces.
Avec Devolution,
Max Brooks tente de réitérer l'exploit de
World War Z : faire du neuf avec de l'ultra-cliché. Si son histoire d'apocalypse zombie utilisait un récit qui tenait plus du fix-up de nouvelles que du véritable roman, Devolution change (un peu) son fusil d'épaule et joue la carte de la found-letter pour explorer le mythe à la sauce survival/thriller.
C'est donc par l'entrelacement de deux récits que se construit le roman : celui du journal « retrouvé » de
Kate Holland, l'une des survivantes du massacre de Greenloop, et celui de l'auteur lui-même qui enquête sur ledit massacre en interviewant Frank McCray (le frère de Kate) et la ranger Josephine Schell (qui enquête elle aussi sur la catastrophe de façon plus officielle) tout en glissant d'autres documents utiles (comme des interviews des habitants de Greenloop d'avant le drame ou des extraits de livres divers autour du Big Foot).
L'action se situe non loin de Seattle dans l'État de Washington où une communauté de quelques riches individus ont décidé d'expérimenter une nouvelle expérience de vie plus proche de la nature mais sans renoncer à la technologie moderne pour autant. Grâce à Tony Durant et à sa femme, une dizaine de personne s'installent donc à Greenloop.
Kate Holland et son mari débarque là-bas à la demande de son frère, Frank, qui n'a plus la possibilité d'y rester et qui entrevoit là un moyen pour aider sa soeur atteinte de TOCs (et d'un gros manque de confiance en elle). C'est aussi un moyen d'aider le couple tant Dan, le mari de Kate, semble de plus en plus apathique du fait de son sentiment d'inutilité devant son statut peu enviable d'entrepreneur-loser.
Surprise, avant d'être le récit d'un survival brutal et terrifiant, Devolution s'attarde d'abord sur cette petite communauté d'écolo-new age qui souhaite se rapprocher de la nature mais sans sacrifier le confort moderne pour autant (à coup de maisons intelligentes, de technologies propres et autres drones).
La plupart — Vincent et sa femme Bobbi, Effie et sa femme Carmen ainsi que leur fille adoptive Palomino, Alex Reinhart l'anthropologue idéaliste fin connaisseur du philosophe Rousseau et bien sûr le couple de bobos superficiels par excellence Yvette et Tony — n'ont en réalité qu'une très vague idée de ce qu'est la Nature, la vraie. du moins, pas une fois sortie des films et des documentaires TV qui pullulent aujourd'hui.
Reste Mostar, vieille artiste et sculptrice de verre… qui semble avoir un lourd passé l'empêchant de tomber dans la béate et naïve admiration dont font preuve les autres devant ce qui gronde au dehors.
Ce qui gronde au dehors d'ailleurs, c'est le Mont Rainier, un volcan qui choisit de s'éveiller brutalement au grand dam des petites villes autour…et de Greenloop, naturellement !
Le décor est planté, la tragédie en deux actes peut commencer.
Retour au réel
Avec l'éruption du volcan et l'isolement de Greenloop, les choses changent rapidement. La communauté si confiante se transforme soudain en une prison où l'on craint demain.
Max Brooks utilise encore une fois le prisme de la fiction pour un message social et anthropologique.
Nous ne sommes pas prêts.
Dans un monde où tout s'obtient en un claquement de doigt (ou un clic de souris), rien n'est prévu sur le long terme (et ce qui explique aussi l'incapacité actuelle de lutter contre le réchauffement climatique). Insuffisance des stocks, confiance aveugle en un filet de sécurité qui s'est effiloché depuis longtemps, la société actuelle n'arrive pas à comprendre que sa capacité à vivre dans l'hyper-présent sera la véritable raison de son déclin futur.
Mostar est la seule à se souvenir (du fait d'un tragique passé) que tout peut changer du tout au tout en quelques heures et devient ainsi le seul rappel pour Kate que l'inertie sera fatale aux habitants de Greenloop.
Mostar serait-elle la métaphore de la mémoire collective humaine ? Peut-être.
Mais c'est surtout l'occasion pour
Max Brooks de montrer que l'adaptation est encore possible et que l'homme n'évolue jamais autant que lorsqu'il est confronté au pire. du moins quand il accepte ENFIN de voir le pire.
La catastrophe agit comme un catalyseur de ce qui se cache au plus profond de chacun et personne, au final, n'est réellement ce qu'il semble être dans une société moderne qui a inversé les rôles.
Devolution aurait pu se contenter de cette formule catastrophe pour illustrer son propos mais
Max Brooks avait une autre idée en tête, une idée plus extrême et plus roublarde pour secouer durablement le lecteur.
Passons donc au second acte.
Darwin en action
Après l'éruption et la redistribution sociale des cartes parmi les personnages pris au piège à Greenloop,
Max Brooks réoriente son récit vers l'horreur en faisant entrer en scène un super-prédateur : le Sasquatch.
Sorte de singe-géant ayant évolué parallèlement (ou aux dépends…c'est selon) de l'homme, le Sasquatch s'affirme rapidement comme un danger bien plus redoutable que la famine ou les pumas des environs.
En mixant les interviews de spécialistes et les sources pourtant bien connues sur les rumeurs entourant Bigfoot avec les entrées de journaux de Kate, l'auteur américain passe la seconde et ne s'arrête plus.
Petit à petit la tension monte entre humains et créatures, et ce qui semble appartenir aux légendes devient une réalité aussi impitoyable que sanglante.
Poussant sa réflexion première dans ses retranchements,
Max Brooks illustre la naïveté d'une société qui pense la Nature bienveillante et formidable. Alors que la Nature…c'est juste la Nature avec tout le côté impitoyable qui va avec.
Rapidement, Kate et les autres doivent choisir entre s'adapter ou mourir, une illustration parfaite de la sélection naturelle selon Darwin. Sauf qu'ici, ce qui condamne les hommes, c'est justement leur statut supérieur et leur technologie. Il faut donc réapprendre à « dévoluer » pour avoir la moindre chance. le confort moderne nous a ôté le privilège de super-prédateur de nos ancêtres et il est temps pour Kate, Dan, Effie et tous les autres de retrouver leurs rage primale.
Transformé en survival intense et émouvant, Devolution achève sa transformation en page-turner pour un crescendo d'action et de suspense qui se termine comme la légende du Big Foot elle-même : perdu au milieu de la forêt.
Max Brooks a encore frappé.
Après avoir dépoussiéré le zombie, l'américain sort le Sasquatch du placard pour un récit impressionnant et sous-tendu par une réflexion sociale et anthropologique scotchante. Jubilatoire, flippant et parfaitement addictif. Une immense réussite.
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