Je n'ai pas eu besoin d'arriver au bout de "
Sale boulot" pour savoir qu'il s'agirait d'une de mes lectures marquantes de l'année. A quoi ça tient, cette capacité qu'ont certains textes à nous happer, à nous étreindre, à provoquer ces remous au creux de l'estomac ?
On a là un décor on ne peut plus minimaliste : la chambre d'un hôpital militaire dont on saura seulement qu'il se situe quelque part dans le sud des Etats-Unis. Une chambre qui compte deux lits, accueillant les principaux personnages de cette histoire posée sur l'unique nuit qui les réunit.
Privilège de l'ancienneté, présentons d'abord celui qui traîne ses guêtres ici depuis plus longtemps, quoique traîner ses guêtres est une expression inappropriée, voire cruelle : Braiden Chaney, amputé de ses quatre membres, est cloué dans son lit depuis vingt-deux ans. Pour supporter cette non-vie, il s'évade et se met en scène dans des fantasmagories africaines où il renoue avec les mythes de ses ancêtres, et entretient avec Jésus d'infinis et familiers débats exprimant la torturante obsession d'en finir, enfin.
Walter James vient quant à lui d'arriver, ignorant comme le lecteur où exactement. Son visage qu'une vieille dévastation rend monstrueux est pour l'heure à moitié recouvert de bandages, suite à un probable accident dont il a tout oublié, puisqu'il s'est produit au cours d'une de ces subites pertes de conscience que son expérience au Vietnam, en sus de sa défiguration, lui a laissées. Et puis il y a la honte aussi, le poids de ce regard que les autres -son frère, sa mère- n'osent pas porter sur sa face détruite. Alors il vit reclus dans sa chambre, y assouvissant sa passion encyclopédique pour le cinéma, ne sortant que la nuit, en catimini, pour refaire le plein de bières.
Ce sont des êtres que l'on relègue, dans des mouroirs médicalisés ou de manière plus subtile en les laissant s'exclure eux-mêmes d'une société dont ils ne répondent plus aux normes.
Au cours de ce face-à-face nocturne, leurs points communs -vétérans du Vietnam, ils sont tous deux issus de milieux très modestes- installent une cordialité immédiate, une ébauche de fraternité qui incite à l'épanchement, surtout pour Walter, qui trouve enfin une oreille où déverser, en vrac, les épisodes qui ont marqués son enfance, le marasme de sa vie présente et surtout, l'espoir que vient de faire naître sa rencontre inespérée et la relation entamée avec une jeune femme, Beth.
Braiden écoute, fournit la bière et l'herbe, apprivoise, en quelque sorte, son voisin de chambrée, dont il espère le geste qui mettra fin à son calvaire. Il doit se montrer habile et persuasif, car il sait son temps compté : dès demain, Walter rentre chez lui.
Je récapitule : quatre murs, deux hommes, une nuit. Et pourtant…
… pourtant
Larry Brown fait de ce huis-clos le théâtre d'une tragédie à la fois existentielle et intime, qu'il fait résonner en nous avec une intensité particulièrement poignante. Son autre tour de force est de le faire avec patience et subtilité, reconstruisant morceau après morceau le parcours de ces hommes détruits, exprimant leurs traumatismes et leur détresse avec une pudeur elliptique, comme pour atténuer la force de leurs plaintes que le passage du temps aurait rendu moins légitimes. le lecteur ne bénéficie toutefois d'aucune trêve, porté par l'oralité et la dynamique que confère au texte la logorrhée de Walter et les plus rares interventions de Braiden, dans une langue réaliste et populaire, sans que soient jamais trahies ni leur sensibilité, ni leur singularité.
La guerre est à peine évoquée et pourtant omniprésente, la condamnation à la solitude et à une interminable souffrance de ces hommes se faisant le criant témoignage de son absurdité et de sa barbarie.
Voilà. Ça vous prend aux tripes. Ça vous laisse avec un sentiment de tristesse et d'admiration mêlés.
Un grand roman.
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