Ce recueil comprend les épisodes 1 à 6 (parus en 2003) de la première saison de la série "Sleeper".
Dans un grand bureau, Holden Carver contemple les morts par balle devant lui. Il se remémore le début de sa journée : un entretien avec Tao. Ce dernier l'a chargé d'exécuter une mission de récupération de données, avec Nihilist, un supercriminel qu'il soupçonne d'être un agent double. Holden Carver se rend dans un bar pour attendre Nihilist. Il papote avec Genocide, un autre supercriminel, un de ses potes, et joue au billard. Carver sait pertinemment que Nihilist n'est pas la taupe que Tao recherche, puisque la taupe c'est lui, infiltré par John Lynch, le responsable de l'agence d'espionnage IO (International Operations). Lynch a conçu et fait exécuter une couverture en béton pour que Carver puisse infiltrer l'organisation de Tao, tout en restant son seul contact et commanditaire. Mais il est arrivé quelque chose à Lynch. Holden Carver se retrouve à travailler pour Tao sans espoir d'en référer, ou de pouvoir sortir de cette situation. Et Tao est un individu froid et calculateur, au-delà de toute imagination.
Au début des années 2000,
Ed Brubaker signe un contrat exclusif avec DC Comics et travaille sur des séries comme Batman ou Catwoman. Il réalise 2 ou 3 séries pour Vertigo à la même époque : Scene of the crime et Deadenders. 2 ans plus tard, il réalise plusieurs scénario pour la branche Wildstorm (partie fondée par Jim Lee dans Image Comics, revendue à DC Comics), à commencer par A bout portant qui constitue un prologue à la série "Sleeper".
L'idée de Brubaker est d'aller regarder les opérations clandestines se déroulant dans l'univers Wildstorm, avec un point de vue d'espionnage et du coté des criminels par le biais d'un agent infiltré. Pour mieux faire ressentir l'incertitude et l'angoisse du personnage principal, Brubaker donne accès à ses pensées au lecteur, par le biais d'une voix intérieure bien dosée, sans sur-utilisation. le lecteur découvre petit à petit la situation inextricable dans laquelle se trouve Carver, alors qu'il est obligé de continuer à travailler pour Tao et son organisation. Brubaker dose ses ingrédients avec art, balançant entre Carver à 100% dans l'exécution des tâches confiées par Tao, et entre Carver devant faire face à des sursauts d'éveil lorsqu'il se rend compte de ce qu'il fait. Petit à petit, le lecteur s'enfonce avec Holden Carver dans cette situation perverse où cet agent double sans connexion avec son organisation d'origine finit par se confondre avec ceux qu'ils devaient espionner pour mieux les faire tomber. Cette immersion culmine au moment où Carver prend conscience qu'il n'est plus maître de ses choix s'il veut survivre.
L'intelligence de Brubaker lui permet de ne pas se cantonner à la paranoïa et à l'angoisse comme moteur principal de son récit. Au fur et à mesure de la découverte de la situation de Carver, celle-ci évolue sans espoir de retour. Il est contraint de continuer à faire des choix pour assurer sa survie, tout en gardant à l'esprit que chacune de ses décisions peut être interprétée autant comme une preuve de sa loyauté, que comme une preuve à charge de sa duplicité. Pour se faire, il reprend l'un des personnages créés par
Alan Moore pour la série WildCats (Monde des origines) : Tao. Si Brubaker se garde bien de rappeler l'ambivalence du personnage, il le met en scène en conservant les caractéristiques créées par Moore. Comme dans toute bonne série d'espionnage, il introduit également un complot à l'échelle mondiale. Là encore, il a l'intelligence de ne pas se contenter d'installer ce complot dans un statu quo confortable pour alimenter la série. Il le fait tout de suite évoluer vers l'inconnu, provoquant la déstabilisation du lecteur devant cet état qui n'est pas une constante. le tout aboutit à un récit très addictif, une fuite en avant (celle d'Holden Carver) découvrant l'ampleur des machinations de Tao, sans réussir à les assembler pour former un tout cohérent.
Il s'agit de la deuxième collaboration de Brubaker avec Sean Phillips (après "Scene of a crime"), dans une association très fructueuse qui comprendra par la suite Criminal (2006), Incognito (2008), Fatale (2012). Phillips a déjà développé un style graphique qui ne cherche pas à faire joli, mais à installer une ambiance. Il est fortement aidé par la mise en couleurs de Tony Aviña sur la base d'une palette réduite et sombre. Phillips utilise un encrage un peu rugueux qui donne des gueules à chaque personnage, un peu marqué par la vie. Il emploie régulièrement une mise en page constituée d'une ou deux images principales sur lesquelles il a comme collé des vignettes pour figer quelques instantanés de la scène. Ce style réaliste un peu fruste rend bien compte de la brutalité de l'environnement dans lequel Holden Carver évolue. Il sait donner assez de consistance aux décors pour que les personnages soient installés dedans, avec quelques décors plus peaufinés (ce superbe pont au dessus des voies ferrés dans l'épisode 6). L'encrage un peu appuyé conduit le lecteur à essayer de mieux scruter les dessins pour deviner les détails mangés par l'ombre, pour vérifier si quelque chose ne s'y dissimule pas, en bon apprenti paranoïaque.
Ce récit peut finalement être lu sans connaissance préalable de l'univers partagé Wildstorm (l'apparition le temps d'une case de 3 membres d'Authority ou la mention de The Bleed ne gênant en rien la lecture).
Ed Brubaker et Sean Phillips plongent le lecteur dans l'univers d'Holden Carver, petit à petit, mais sans espoir d'y échapper. Non seulement sa situation est intenable, mais en plus les événements se succèdent régulièrement obligeant Carver à s'enfoncer toujours plus loin dans son rôle, sans certitude d'en revenir, ou d'échapper à d'anciennes connaissances susceptibles de le démasquer. La paranoïa continue de monter dans la deuxième moitié de la première saison : Tous les faux mouvements (épisodes 7 à 12).