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Critique de Pasoa


" Habiter poétiquement le monde " de Frédéric Brun est une anthologie manifeste qui réunit de très nombreux textes de plus de 120 poètes et penseurs modernes et contemporains qui vont du romantisme allemand jusqu'à notre époque actuelle. Cette compilation de références a pour intention de définir la poésie dans ce qu'elle a de plus intime et de plus universel et de situer sa place, son influence actuelle.

L'ouvrage de Frédéric Brun ne manque vraiment pas d'intérêt. On mesure d'abord le volume de travail que la rédaction d'un tel livre (446 pages !) a pu demander. J'ai retrouvé avec grand plaisir la présence de plusieurs de mes poètes préférés, d'extraits de leurs textes mais aussi d'un grand nombre d'autres que je connaissais moins. le propos est éclairant et fait la part belle à la poésie. " Habiter poétiquement le monde " est une très belle invitation en soi à poursuivre le chemin qui mène vers tout ce qui augure la poésie, vers le plaisir diffus des mots, vers un certain rapport au monde.

Mais, il y a un mais...
Oui, j'ai une réserve sur le propos central du livre, celui de Frédéric Brun quand il affirme, à l'instar de Christian Bobin, de Jean-Pierre Siméon et d'autres, que « la poésie sauvera le monde »*.

Depuis le post-romantisme incarné par des auteurs comme Ralph Waldo Emerson ou Walt Whitman, en passant par le symbolisme incarné par Rainer Maria Rilke, la poésie du verbe a cédé la place à la poésie du monde, celle du regard porté sur la nature, sur les choses simples. Ce n'est plus l'homme qui doit écouter le poète, mais l'homme qui devient poète en contemplant le monde.

Christian Bobin écrivait dans le Platrier siffleur ** : " Habiter poétiquement un monde malheureux c'est très difficile mais c'est faisable. Et c'est d'autant plus nécessaire que le monde se perd, s'abîme, se déchire. C'est d'autant plus nécessaire que s'ouvrent ici ou là des puits de lumière. Ce n'est pas l'apanage de ce qu'on appelle les artistes. C'est une mère qui remet l'ourlet du drap au bord du visage de son enfant endormi, et c'est comme si elle prenait soin de toute la voie étoilée. À la même seconde, le geste de cette mère se double. de la même main, elle couvre son enfant pour qu'il n'ait pas froid et apaise tout le noir qu'il y a entre les étoiles dans le ciel. Ce geste est tellement simple qu'il a des résonances infinies. Je crois que, au fond, c'est ça la poésie, c'est juste un art de la vie. "

Ce propos révèle une des tendances actuelles du courant poétique, pas des moindres, celle d'un retour vers le spirituel, vers un dépouillement de la subjectivité qui ferait de la poésie un art de vivre, une disposition de l'esprit à s'émerveiller de l'instant présent.
Définir ainsi la poésie, c'est déjà la réduire, c'est lui assigner une utilité. La poésie est peut-être telle que l'affirme Christian Bobin et d'autres mais elle est aussi tout autre chose. Avant d'être ceci ou cela, la poésie EST.

Dans sa diversité, dans toutes les époques qu'elle a traversé, dans tous les courants qui ont été et qui sont encore les siens, la poésie est multiple, elle est diverse. Elle nous interroge, elle nous comble, nous met en harmonie avec nous-mêmes et avec le monde. Mais elle nous déconcerte parfois aussi, nous paraît étrange, incompréhensible. Si la poésie intensifie, régénère notre rapport au monde, à notre existence, elle ne saurait être réduite à une fonctionnalité, à une manière d'être au monde.

Il y a dans ce recentrage de la poésie, dans ce qu'on voudrait qu'elle nous soit, une dénonciation de la modernité, une critique assumée du monde contemporain et, avec elle, l'ambition de changer la vie. Elle promeut le détachement, la contemplation, l'individu qui, par le seul changement de son regard, peut sauver le monde. Ceci peut-être pour faire oublier nos renonciations collectives, nos engagements, nos idéaux perdus...

La poésie de Charles Baudelaire, de Guillaume Apollinaire, de Robert Desnos, de René Char, Nâzim Hikmet, de Philippe Jaccottet et de beaucoup d'autres, nous font entrer en secret dans le monde, sans rien omettre de sa beauté mais aussi de sa rigueur, de sa complexité. Poésie sans concession mais tellement vraie !

J'aime l'idée d'une poésie libre, qui ne soit pas utile à quelque chose, d'une poésie qui ne soit pas réductible à une pensée, à une époque, l'idée d'une poésie qui soit plurielle, ouverte sur le présent mais aussi intemporelle, scrutant sans fin la langue et l'imaginaire, les sonorités et les rythmes.
Laissons la poésie être ce qu'elle est !


(*) titre de l'essai de Jean-Pierre Siméon publié chez le Passeur éditeur, 2015
Prix Goncourt de la poésie en 2016.
(**) le Plâtrier siffleur, Éditions Poesis, 2018 
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