« À travers une fissure des roches voisines que l'obscurité recouvrait déjà, derrière de chaotiques gradins, à une distance incalculable, Giovanni entrevit alors, encore noyé dans le rouge soleil du couchant et comme issu d'un enchantement, un plateau dénudé et, sur le rebord de celui-ci, une ligne régulière et géométrique, d'une couleur jaunâtre particulière : le profil du fort .
Oh ! Comme il était loin encore, ce fort ! Qui sait à combien d'heures de route encore, et le cheval de Drogo qui était déjà fourbu ! Drogo, fasciné, regardait fixement le fort, se demandant ce qu'il pouvait bien y avoir de désirable dans cette bâtisse solitaire, presque inaccessible, à tel point isolée du monde. Quels secrets cachait-elle ? »
Giovanni Drogo est jeune encore, lorsqu'il est promu officier et affecté au fort Bastiani, lequel se trouve à des kilomètres de sa ville natale, par-delà monts et vallées ; scellé sur le dos de montagnes plus hostiles que majestueuses ; à flanc de gouffre et presque hors du monde. Au-delà de cette ligne décrépite, s'étend
le désert des Tartares – vaste étendue rocheuse, faite de silence et de brume.
Cette citadelle-sablier – ultime rempart contre l'ennemi invisible, dont seule l'absence semble tangible – accueille ainsi le lieutenant Drogo en ses murs. Lui qui se figurait un destin héroïque, se heurte à une garnison pétrie d'habitudes et d'amère lassitude. Il lui semble pourtant évident que quelque chose se trame à l'horizon. Que sont ces silhouettes, au loin, sinon les éclaireurs des factions ennemies ? À qui appartient ce cheval noir surgi de nulle part ? Ne s'agit-il que de simples mirages ou de funestes présages ?
Drogo qui, à son arrivée, pensait profiter de la première occasion pour fuir le fort, est le premier étonné lorsqu'il déclare vouloir rester. Il l'ignore encore, mais un long chemin début pour lui, pavé d'attente et d'ennuis.
Seul l'espoir – d'une guerre et d'une incommensurable gloire – le maintient des années durant en alerte, tous les sens en éveil et la conscience tournée vers un seul but, vers une seule obsession.
Mais il garde à tel point les yeux rivés sur l'horizon qu'il ne réalise pas – ou tout du moins trop tard – qu'en agissant ainsi, il risque de passer non pas à côté des Tartares mais bel et bien de sa propre vie.