Ces gens, elle les avait aimés, et une part d’elle était triste de voir leurs regards se faire durs. Mais ce sentiment qui l’avait poussée à aller contre Roman, contre son père, contre tout bon sens, continuait de la guider : c’était le Têtard avant tout ! Ils ne pouvaient pas comprendre parce qu’ils n’étaient pas dans sa situation, et que c’était plus facile de prétendre aux bons choix quand on ne se retrouvait pas au pied du mur. Et s’ils n’étaient pas capables d’accepter un de ses choix en reconnaissant qu’il était peut-être bon pour elle, alors il n’y avait rien à dire, rien à expliquer.
Ce fut une des grandes leçons de la vie d’Annie, et un credo auquel elle resterait à jamais fidèle : il n’y avait nul amour dans le fait de vouloir qu’une personne corresponde à l’image qu’on se faisait d’elle. Il n’y avait là que du contrôle. Et n’était pas né celui qui allait contrôler Annie Risot, alors que ses propres parents avaient échoué à cette entreprise !
Elle voulait écrire. Écrire de la fiction, et y parler de sentiments, de liens humains. Parler de tous ces petits travers qui, parfois, nous font complètement passer à côté de certains bonheurs, et nous en amènent d’autres, imprévus, incertains, effrayants, mais pas moins beaux. Elle voulait écrire pour divertir, mais aussi pour aider et élever les autres sur leurs sentiments, leurs choix, les leçons qu’ils apprendraient de la vie.
Cet amour d’écrire lui était venu de certaines déceptions littéraires. Elle pouvait s’enthousiasmer pour un livre, attendre des semaines avant de le posséder enfin, et à la lecture, s’apercevoir que la fin ou les aventures des héros n’étaient pas du tout à son goût. Incapable de supporter cette frustration, elle passait des jours à réécrire l’histoire à sa façon dans un vieux cahier qu’elle dissimulait soigneusement. Parfois, elle se demandait même comment l’auteur avait pu penser à d’autres dénouements que ceux qu’elle retranscrivait, et poussait la fierté de son travail au point de s’imaginer envoyer ses corrections. Mais elle ne le fit jamais.
Quand il la touchait, tous ses nerfs se réveillaient. Quand il la regardait, sa peau lui brûlait. Parfois, il n’avait même pas besoin de faire quoique ce fût. Elle n’avait qu’à contempler la largeur de ses épaules, la naissance de sa gorge puissante, ses mains fortes et épaisses pour avoir envie de lui. Mais le plus puissant des sentiments était celui qu’elle éprouvait quand, couverte de tout son corps, il la laissait admirer ses yeux et leur nuance si particulière. Alors, le mot « amour » devenait soudain trop petit pour résumer la vague d’émotions qui la submergeait.
Tout était parfait. Puissant.
Rien que par la force de ses yeux sur elle, elle comprit immédiatement. Aucun mot n’était assez puissant pour décrire ce qu’elle voyait dans son regard. Cet éclat ému dans son œil, ce demi-sourire sur sa bouche qui lui conférait un charme dingue… Elle avait ressenti la même chose quand il lui avait dit son prénom : cette envie de pleurer et de rire en même temps, ce choc qui fait complètement disjoncter le cerveau, qui le réduit à la machine de réflexion qu’il est. Et pendant que les neurones tournaient en boucle sur le refus de compréhension, la chimie se mettait en place. Un autre langage.
Pour celui ou celle qui sait taire la logique et le pragmatisme, ne serait-ce qu’un instant, ce langage est limpide. Le cœur qui irradie, qui bat, qui sait. Il comprend, lui. Il sait que c’est possible. Roman embrassa Annie pour la première fois ce soir-là. Et Annie embrassa Roman en retour. Une certitude s’imposa à eux : ils étaient ces idéaux d’amour qu’ils attendaient et auxquels ils aspiraient tant. De ce jour, et pour l’année qui suivit, Roman et Annie vécurent un rêve. Paris fut le témoin et la gardienne de leurs heures les plus pudiques et les plus passionnées.