Voilà plusieurs jours que j'ai refermé ce livre, et moi qui préfère habituellement poster mon commentaire babelio "à chaud", je n'ai pas pu cette fois m'atteler immédiatement à la tâche.
J'ai laissé décanter. J'ai attendu de reprendre mes esprits, j'ai attaqué un bouquin plus léger pour me remettre de cette plongée en apnée dans le délire d'un homme piégé par ses propres mensonges.
Aujourd'hui encore j'ai du mal à donner mon avis ce "document" (roman ? biographie ? enquête ?) proprement incroyable, au sens premier du terme.
Emmanuel Carrère s'y livre à un exercice perilleux : essayer d'expliquer l'inexplicable, de cerner la personnalité d'un affabulateur hors-pair, lui-même complètement perdu entre ses deux vies parallèles, de comprendre un scenario trop fou pour être même imaginé par le plus créatif des scénaristes de fiction...
L'histoire - celle d'un faux-medecin de l'OMS où il n'a jamais mis les pieds, qui a trompé son monde pendant 18 ans (!!!) avant d'assassiner sauvagement parents, femme et enfants quand la supercherie était sur le point d'être découverte - est connue de tous. Cependant Carrère nous la présente sous un jour totalement inédit. Comme souvent, il s'est personnellement investi dans cette enquête, largement rédigée à la première personne, jusqu'à prendre contact avec Romand, à instaurer une relation de confiance avec "le monstre" qui, du fond de sa prison, a contribué à cette réécriture d'une des plus grandes affaires criminelles de ces dernières années.
Et c'est là que le danger guette : comment collaborer avec un assassin sans être happé par sa folie ? Comment ré-ouvrir ce terrifiant dossier, comment revenir sur l'origine du "déraillement" sans prendre en pitié un criminel ? Comment disséquer un cerveau malade sans basculer du côté de
l'Adversaire (que la Bible appelle "le Satan") ?
Avec son style si personnel, Carrère revient sur les différentes étapes de son travail d'investigation, et parvient à maintenir toujours la juste distance avec son sujet. J'ai beaucoup apprécié le retour en arrière sur l'enfance de Romand mais je m'interroge encore, comme l'auteur lui-même, sur la sincérité du Romand d'aujourd'hui, apparemment appaisé après une conversion mystique.
Personne sans doute ne comprendra jamais tous les ressorts de ce drame, mais Carrère a le mérite d'essayer... Avec toute la rigueur et le talent qu'on lui connait, il transforme un fait divers sordide en une réflexion profonde (et parfois dérangeante) sur les notions de mensonge et de vérité, de confiance et de trahison, de culpabilité et de repentir, de démence et de duplicité...
Une lecture éprouvante donc, et l'on imagine sans mal que l'écriture le fut tout autant.
L'auteur lui-même, s'adressant à l'assassin, reconnaît : "Mon problème n'est pas, comme je le pensais au début, l'information. Il est de trouver ma place face à votre histoire. En me mettant au travail, je pensais pouvoir repousser ce problème en cousant bout à bout tout ce que je savais et en m'efforçant de rester objectif. Mais l'objectivité, dans une telle affaire, est un leurre."
Un de plus !