Jane est une grande bringue sans beauté, anguleuse avec de gros os. « Votre visage n'est pas incapable de plaire. Une femme n'est pas obligée d'être une reine de beauté pour trouver un mari ». Cette vérité difficile à encaisser est le leitmotiv de sa vie, mais Jane sait aussi que sa fortune l'embellit car quel homme refuserait de se promener avec 5 millions de dollars à son bras même si elle est disgracieuse ?
Au cours d'un voyage en Europe entrepris pour réhabiliter sa faible estime d'elle-même, elle espère croiser le prince charmant. A la chasse au mari, qu'un homme lui touche le bras par inadvertance devient une question de vie ou de mort pour elle ; pour le séduire elle ressasse inlassablement les techniques inculquées par ses parents et ses soeurs : « Pour plaire aux hommes, il faut les écouter parler d'eux... les flatter... rire de leurs plaisanteries... leur permettre de gagner au tennis et aux autres jeux ». Et Jane d'ajouter : « Et ne jamais leur faire confiance ».
Elle rencontre Stuart, une sorte de lanceur d'affaires n'en ayant jamais conclu aucune alors que la période encore proche de la seconde guerre mondiale est propice à l'enrichissement rapide pour les gros malins. le bagout et les mots tendres forment ses seuls bagages emportés partout avec lui pour vaincre le monde, auxquels il faut ajouter un portefeuille en crocodile et un stylographe en or. Stuart est capable de rouler en Chrysler en se persuadant qu'il s'agit d'une Cadillac. Au milieu d'un diner, il doit toujours s'absenter pour régler au téléphone un problème urgent, solliciter l'avis de Zurich, New York ou Rome. C'est le genre d'homme qui s'annonce en disant : « Allo Wall Street, c'est moi ! ». Il a une revanche à prendre sur la malédiction familiale où l'on est raté de père en fils. Son papa n'a-t-il pas vendu pour une bouchée de pain un pré où le propriétaire suivant a trouvé du pétrole ?
Comme toujours,
Vera Caspary ne fait ni dans la romance ni dans le style arsenic et vieilles dentelles ; la lune de miel est de courte durée. Comme toujours, je suis subjuguée par le talent et la modernité de l'auteure ; par son style rigoureux et son sens du mot adapté ; par ses dialogues ciselés ; par son humour noir ; par sa précision dans la description des plus infimes nuances émotionnelles ; par son aisance pour restituer l'ambiance de capitales européennes comme Londres ou Paris grâce à des détails bien choisis. Elle fait de Jane, pauvre petite fille riche qui pourrait être antipathique, arrogante, un personnage touchant qui loin de se positionner en victime, s'émancipe au contraire au contact de son mari voyou. Ni vaniteuse ni frivole, Jane aime ce qui est réel et solide, ce que l'on peut léguer à ses petits-enfants et ce qui se garde précieusement dans... les coffres des banques... mais plus que son argent, elle souffre de perdre ses illusions.
Au final,
Vera Caspary signe un roman puissant, féministe, dans lequel elle fustige avec son âpreté habituelle, une société hypocrite et snob dont elle n'a jamais partagé les valeurs. Et bien sûr, l'épilogue est indétectable avant d'avoir les yeux dessus.