Jeune rédacteur en chef dans un périodique consacré à des affaires policières où l'on ne trouve que des faits divers réchauffés avec une fin morale prouvant que le crime ne paye pas, John Miles Ansell décide de relever le niveau en présentant aux lecteurs une affaire inédite. le 22 novembre 1945, jour de la mise sous presse, John défend son choix devant Noble Barclay, son patron, qui se dit époustouflé par le talent de conteur de son employé tout en refusant catégoriquement la parution de son article et en interdisant toute évocation de ce cold case dans un magazine de son empire de presse. Il n'en faut pas davantage pour que John, piqué au vif dans son intégrité professionnelle, décide d'enquêter sur « L'affaire Wilson » et cherche pourquoi son boss et néanmoins magnat de la presse semble redouter son exhumation.
Car Noble Barclay n'est pas n'importe qui. Pur produit du rêve américain, il s'est hissé à la force du poignet dans les plus hautes strates de la société, son ascension ayant été propulsée par la parution de son unique ouvrage intitulé « Ma vie est vérité », imprimé à 6 millions d'exemplaires, traduit en 16 langues. Touillant savamment maîtrise de soi, émancipation des inhibitions, ego, moi profond, sens fondamental de la vérité, purification de l'esprit, de l'âme et du coeur, cette bible du développement personnel mélange dans une habile foutraquerie malhonnête, psychiatres, psychologues, sophistes, théologiens, théosophes, guérisseurs par la prière, prêtres, sorciers, anciens dieux alors que son auteur ne s'est inspiré que de la méthode d'autosuggestion très en vogue dans les années 20 aux zétazunis, du pharmacien
Emile Coué qu'il admire pour sa simplicité correspondant parfaitement au niveau intellectuel des américains présupposé inférieur, prétend-il.
Quel rapport peut-il y avoir entre Noble Barclay, « Ma vie est vérité », et l'affaire Wilson ? Il y a plusieurs énigmes à résoudre, celle du meurtre du mystérieux Wilson, et la naissance brumeuse du best-seller. Barclay est-il un prophète sincère ou un charlatan roué, et d'ailleurs est-il l'auteur ? Voilà posées en quelques phrases et questions la base de ce roman après la lecture duquel
Graham Greene s'est dit rempli d'admiration pour l'habileté démoniaque avec laquelle
Vera Caspary a bâti son récit. Je plussoie !
Dans cet opus de très haut vol paru il y a près de 80 ans (1946),
Vera Caspary règle ses comptes avec le monde de la publicité et de la presse dans lesquels elle a travaillé, c'est dire qu'elle connaît l'envers du décor. D'une sidérante modernité, Etrange vérité décrit déjà par le menu le poids sur la presse du lobby pinardier : « Le vin pris en petite quantité, est un aliment très riche en vitamines et un antidote du désir de boire des boissons plus fortes »... Et non, le vin n'est pas un alcool comme les autres:-), ce n'est pas un ministre récent qui dira le contraire ; les menaces des annonceurs de retrait de leurs réclames en cas de critiques ; la manipulation du lectorat naïf prompt à gober aveuglément la chose imprimée, à qui l'on bourre sans vergogne le crâne pour y faire entrer aux forceps des louanges d'escrocs, des mensonges politiques, des faux bruits ; le risque pour la liberté du 4ème pouvoir de la main mise par un seul homme sur la presse. En ce qui me concerne, c'est surtout le tir à boulets rouges de
Vera Caspary contre les élucubrations de pseudo-gourous et autres maîtres à penser auto-proclamés, d'arnaqueurs à la crédulité, d'exploiteurs de la détresse humaine, de profiteurs du malheur des autres qui m'a réjouie ! le filon juteux du développement personnel regorge de méthodes miracles, fumeuses, verbeuses, souvent dangereuses ; il y a près de 80 ans,
Vera Caspary dénonçait déjà avec virulence cette imposture, cette mascarade.
Au final, j'ai passé avec cette comédie de moeurs à la construction diabolique sur fond de désillusion d'envergure très argumentée, au style respectueux de la syntaxe sans être pontifiant, aux dialogues drôles et intelligents, un moment de lecture exceptionnel et savoureux.