Pedro Almodovar - "En chair et en os"
... l'égoïsme n'est pas de vivre comme on a envie mais d'y contraindre les autres.
Elle leva la lampe et le frappa de toutes ses forces sur le front. Il vacilla et elle le frappa encore, et encore et encore à la tête. Il cria et tituba en se couvrant le visage de ses mains. Alors, elle balança le bras de toutes ses forces pour lui assener un dernier coup et il tomba sur les genoux, roula sur le côté et ne bougea plus, réduit au silence.

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[...] Les commerçants proposaient de la viande, du poisson, du fromage, du pain et des fleurs, et un tas de cochonneries de toute provenance et de tout aspect. Les étalages vendaient aussi toute une camelote, et puis aussi des objets qui n'en étaient pas, des gravures et des aquarelles; des bijoux véritables et de la pacotille, des parapluies, des sacs à main, des chapeaux, des vestes en cuir, des abat-jour, des masques, des bas résilles, et des minijupes, des miroirs et des pare-feu, des étuis à cigarettes et de longs gants blancs. Les jeunes pouvaient s'acheter des articles inconnus de leurs grands-parents de l'époque du flower power : caramboles et pommes cannelles, flocons d'amarante, riz sauvage, des aubergines rayées comme des dahlias, cristes-marines, chorizo et choux chinois. Les champignons hallucinogènes étaient proscrits depuis quelques années, mais certaines herbes dans leurs emballages de cellophane à l'aspect inoffensif remplissaient aussi bien cet office.
Certains camelots débitaient des commentaires sans fin sur leurs produits, pendant des heures sans interruption, c'étaient les cris des rues du vingt et unième siècle, et ils ne se cassaient jamais la voix. L'un d'eux déblatérait sur les vertus d'un substitut de cigarette avec pile incorporée ... [...]
… papier et encre ont toujours l’air inoffensif. Il n’existe rien au monde de plus perfide. Pensez à ce qu’un texte imprimé peut déclencher…
(Calman-Lévy, p.391)
Tom avait observé avec intérêt que lorsque votre enfant vit au domicile parental, le soir, vous vous inquiétez de ce qu'elle ne soit pas rentrée, disons, après onze heures. Si elle est encore dehors après minuit, vous faites un sang d'encre. Vous regardez la pendule, vous tournez en rond, vous ouvrez la porte d'entrée toutes les dix minutes pour essayer de voir si elle n'arrive pas au bout de la rue. Il est hors de question de dormir. Mais quand elle n'habite plus à la maison, vous avez beau savoir qu'elle sort tout autant le soir, qu'elle rentre tout aussi tard, si ce n'est plus tard, vous ne vous inquiétez guère ou presque . Vous vous couchez et vous vous endormez.
Vivre ici trop longtemps, il y avait de quoi rendre fou. Vous sentiez les lieux se désagréger et lentement pourrir autour de vous, le bois et les suspensions, et les vieux tapis se désintégrer de minute en minute. Si vous restez immobile, et si vous écoutez, vous pouvez presque entendre le bois se fendiller, la rouille et la moisissure se transformer en poussière.
(Libre Expression, p. 324)
(...) ,selon lui, la présence des femmes dans le clergé était une erreur, et que les ordonner évêques constituait le début de la fin de l'anglicanisme dans ce pays.
" Vous n'aimez pas les femmes, alors? fit-elle.
- Bien sûr que si, se défendit-il. Mais à leur place.
…il comprit que toute sa vie, il continuerait à être tenaillé par la peur, à vivre dans la peur, à en être paralysé, et que le monde ne contenait pas assez de Valium ni de whisky pour la tenir en échec. Cela ne valait pas le coup, pensait-il, en aucune façon. Mai qu’entendait-il par là? Qu’est-ce qui valait quoi? Voulait-il dire que la vie ne valait pas la peur qu’on éprouvait à la vivre?
(France Loisirs, p.285)
Etre avec lui changea la vie de Polly. Ou plutôt elle crut que cela lui avait changé la vie. Elle s’aperçut qu’Alex lui faisait confiance. Il tenait pour acquis qu’elle lui disait la vérité. Il croyait tout ce qu’elle disait. Et comme elle l’aimait, elle lui disait presque toujours la vérité. Avec lui, ce n’était pas difficile d’être dans le vrai.
Elle ne savait pas, n'aurait jamais imaginé qu'en fait, Eunice était bien plus effrayée par sa patronne qu'elle-même intimidée par sa domestique. Que l'incident de l'historique des Coverdale l'avait fait rentrer complètement dans sa coquille, persuadée que si elle leur parlait ou se laissait adresser la parole, son ennemi mortel, le mot imprimé, se lèverait et viendrait l'assaillir. Quand Jacqueline, après avoir tiré un fauteuil à côté du radiateur, lisait dans son coin afin de ne pas gêner Eunice et lui laisser le champ libre, elle était loin de se douter qu'elle ne pouvait justement rien faire de mieux pour la gêner encore plus et attiser sa haine.