Impression surprenante que d'avoir pénétré une toile de
Jerome Bosch, "faiseur de diables et peintre du destin des hommes".
Trognes froissées, faces lippues, corps voûtés , vrillés, rompus; nez comme des groins gorgés de mauvais alcool, haleines fétides ; peaux fuligineuses à force de crasse, de mille forfanteries : regards bas, vicieux, sournois; sexes obscènes, rapaces, rendus à leurs instincts de vautours en une armée de mercenaires avides de cruauté.
Quel souffle ! Quelle écriture qui compose une oeuvre entre onirisme et réalisme, qui dit de façon abjecte et sublime la triste condition humaine.
Il nous faut revenir un siècle en arrière, le temps d'un hiver féroce, dans une contrée que l'on devine slave ou balkanique, régie par un Empire jamais nommé dont les " mille oreilles" sont le fer de lance d'un totalitarisme que l'on devine aveugle.
Dans une petite bourgade cohabitent depuis toujours une large communauté chrétienne et une cinquantaine de familles musulmanes.
Un jour de neige opaque et dense, le sang coule. C'est celui du curé.
L'affaire secoue la ville et remonte jusqu'à T., la grande cité, où les supérieurs de Nourio, le Policier, s'agitent en conciliabules aussi secrets que perfides.
Nourio est un petit homme d'âme et de corps, aussi féru de lui-même qu'imbu de son pauvre pouvoir, lequel est tristement malmené par une libidineuse volonté qui domine toute son existence. Il est épaulé dans ses missions par Baraj, grand escogriffe placide et mutique dont ses chiens sont son amour secret.
L'Empire s'est ému, mais va bientôt se réjouir de cette mort sacerdotale.
Philippe Claudel interroge les vérités : l'efficience, et l'autre, la vraie, ainsi que leur impact respectif sur les foules.
Quand l'une peut gouverner, l'autre se voit renvoyer au titre de fariboles que griots ou rhapsodes distilleront au fil des ans.
La vérité efficiente, elle, peut gouverner. Elle est le glaive de l'Empire qui peut ainsi se débarrasser de ses rebuts d'un revers de main rhétorique.
Ainsi naissent les boucs émissaires, les bannis, les différents, les exilés, ces autres qui dérangent et grippent les rouages politiques.
Superbe livre.
Superbe réflexion oh combien d'actualité.
Superbe prose.
Que d'émotions à traverser pour parvenir à ne garder que les rares images d'âmes pures. Celle d'une Madone, d'un géant, de deux juments et de deux chiens fauves.
Un immense merci à @paroles dont le billet m'a donné l'envie de cette lecture.