Une fable ? Un conte métaphorique ? Une allégorie ?
Les avis divergent, les experts s'écharpent, moi je lis.
Et ce que je lis est fort, ce que je lis est noir, ce que je lis m'impressionne.
Nous sommes (peut-être) au début du siècle dernier, quelque part à l'Est, aux confins d'un vague empire d'Europe centrale (l'empire Austro-hongrois ?), non loin de la frontière. Plus loin c'est l'inconnu, les terres brumeuses d'un autre royaume (l'empire Ottoman ?). C'est là, dans une bourgade reculée de cette étrange contrée que se noue le drame : un soir le Curé est assassiné. Horreur et consternation, effroi immédiat au sein de la petite communauté plutôt miséreuse et jusqu'alors sans histoires, parmi ces "êtres d'habitudes, d'ordinaire et de coutumes, pas très doués pour l'exceptionnel".
L'affaire est confiée au Policier Nourio, petit homme mauvais venu d'ailleurs, gonflé de vices et d'ambition, et prétendument plus perspicace que le reste de la population ("qu'on s'imagine prosaïquement une canalisation de diamètre plus grand que la moyenne, mais obstruée de matières sales, plus ou moins compactes, et qui empêchent l'écoulement normal d'une eau claire, et on aura une image exacte du fonctionnement de la pensée de Nourio").
À ses côtés se trouve l'Adjoint Baraj, un brave homme que tous considèrent comme un peu limité, un bon gros géant placide et d'allure maladroite, gentil poète qui s'ignore (
Philippe Claudel, toujours si fin quand il s'agit de peindre un personnage, dit de lui qu'il est "une grande chose toute bonne, sans malice, incapable de mauvaises pensées et de mauvaises actions", un "animal à face d'homme ingrat voyant naître en lui des bribes de poèmes merveilleux, dont il ne savait même pas qu'ils étaient des poèmes, et qu'il ne parvenait pas plus à retenir qu'une jarre percée ne peut garder le vin qu'elle contient, fût-il le vin le plus précieux du monde.")
Voilà donc les deux hommes chargés d'élucider le meutre. Difficile de concevoir binôme plus mal assorti !
Bien vite le lecteur se prend d'affection pour l'Adjoint, à mesure que croît son aversion pour les manigances et les perversions de son supérieur. Englué dans ses turpitudes et soumis à d'incontrolable pulsions sexuelles (dont certaines ont, c'est vrai, de quoi donner la nausée), le Policier perd rapidement de vue son enquête, qui se retrouve bientôt reléguée au second plan ("La mort brutale du Curé lui apparut soudain un événement dérisoire. Car ce qui comptait désormais était ce que certaines forces à l'oeuvre avait décidé d'en faire.")
L'intérêt du roman n'est pas là, mais bien dans la description acide du petit microcosme social mis en ébullition par le triste fait divers, et de l'effroyable climat de suspicion qui s'installe au village jusqu'à la désignation des boucs émissaires
: les membres de la petite communauté musulmane.
Comme dans
le Rapport de Brodeck, on assiste ici à un basculement brutal de l'harmonie au chaos et à la fracturation d'une collectivité fragilisée par la défiance et la peur de l'autre, mais aussi par les manipulations d'un pouvoir central obscur et corrompu. Tous les moyens sont bons pour préserver le lustre et la cohésion de l'Empire, y compris les vengeances aveugles et les condamnations arbitraires.
Tout ici est question d'ambiance, d'atmosphère (crépusculaire, évidemment !) et si j'entends les réserves émises par certains lecteurs quant à la lenteur de l'intrigue ou à la lubricité excessive et malsaine du Policier, j'ai préféré retenir la grande qualité d'écriture, la finesse des descriptions et la puissance des images invoquées par l'auteur. J'ai aussi succombé immédiatement aux charmes des seuls personnages lumineux (l'Adjoint Baraj, la jeune Lemia), les rares que Claudel a voulu sauver des ténèbres ambiantes, âmes simples surnageant dans le cloaque des esprits malades, cruels et vicieux.
L'effet de contraste entre ces deux personnages et le reste des villageois est saisissant !
Les notables du bourg, souvent identifiés par leurs fonctions (le Maire, le Conservateur des Archives, le Receveur, le Rapporteur de l'Administration) comme c'est l'usage dans ce genre récit allégorique, figurent d'ailleurs parmi les plus funestes individus. Avec eux l'auteur s'en donne à coeur joie, et si l'art de la caricature est incontestablement un art délicat, j'ai trouvé que Claudel s'en sortait là particulièrement bien.
Pas grand chose à jeter pour moi, donc, dans ce roman sombre sur la folie des hommes, leurs travers et les égoïsmes qui les poussent parfois à réécrire
L Histoire.Un texte aussi noir que beau, dont l'un des enseignements pourrait être le suivant, emprunté au sinistre Policier (dernière citation, c'est promis !) :
"L'âme humaine est plus complexe que vous ne le pensez. Mon métier m'a fait connaître depuis que je l'exerce les faces les plus sombres de notre nature, et même chez les êtres qu'on croit les plus doux et les plus droits, il existe des arrière-salles dans leur crâne pourtant bien ordonné où se cachent les plus ignobles démangeaisons. Il suffit de peu de choses, une faiblesse passagère, le hasard, un mot, pour que s'ouvrent les serrures qui gardent ces lieux infâmes et que se libèrent des énergies dont on ne peut soupçonner la violence."