Crépuscule Babelio
Si l'écrivain
Philippe Claudel est également cinéaste, ce n'est pas pour rien. En lisant chacun de ses romans, on est tout de suite plongé dans l'une de ces salles obscures en pente, toutes pleines de ces fauteuils rouges braqués vers un écran géant.
En ouvrant “
Crépuscule ”, on se retrouve donc encore une fois au cinéma. Mais attention, pour cette longue séance, venez vêtus chaudement car la salle n'est pas chauffée, et en ces temps de crise il y règne un froid glacial, humide et venté.
Bienvenue à la fin du 19ème siècle, quelque part à la frontière entre deux empires, sans doute l'austro-hongrois et l'ottoman. Disons que c'est ce que l'on est en droit d'imaginer, puisqu'il n'y a aucune référence géographique ou temporelle précise. Mais on devine.
La plume cinématographique de
Philippe Claudel décrit avec lenteur lieux, paysages et personnages, avec ce style admirable qu'on lui connaît. Les travellings sont superbes, les portraits saisissants, les paysages grandioses. Nul besoin de fermer les yeux (sinon, comment pourrait-on lire ?), le film se déroule lentement dans la cervelle du lecteur pelotonné dans son plaid de laine, celui-ci s'est réfugié au coin du feu ou contre le radiateur dès les premières pages vraiment glaciales.
Bien entendu, tout le monde n'appréciera pas l'indolente nonchalance de la caméra littéraire qui s'attarde à décrire chaque détail. Certains lecteurs impatients ou gloutons regretteront sans doute que l'on n'aille pas plus vite dans l'histoire. Mais justement, c'est ce qui, à mon sens, fait tout l'intérêt de ce roman saisissant.
Car au delà du descriptif, il y a une histoire, sombre, terrible, inquiétante, mais également captivante, et surtout universelle et intemporelle.
La première séquence se déroule à la nuit tombante. Deux personnages au physique ingrat, un policier et son adjoint, découvrent le cadavre du curé, allongé dans la neige, le crâne fracassé. Il va falloir enquêter, dans cette petite ville frontalière où il ne se passe jamais rien, d'habitude. Une ville peuplée de gens ordinaires, recroquevillés dans des vies minuscules et insignifiantes. Les personnages, si l'on excepte l'adjoint et la fillette qui a découvert le corps du curé, sont inexistants, voire détestables, il est difficile de s'attacher.
Deux communautés cohabitent, jusque-là en paix. Une majorité catholique, non pratiquante, mais qui va se retrouver dans son église et ses croyances après l'assassinat du curé. Une toute petite minorité musulmane, jusqu'alors semble-t-il bien intégrée, mais vers laquelle on va se tourner, car bien entendu, il faut chercher et trouver un coupable. Les autorités de l'Empire vont alors s'en mêler…
La suite se dessine lentement, les tensions s'exaspèrent, on sent qu'il va se passer quelque chose de grave. Rumeurs, mensonges, soupçons, délation, manipulation des esprits faibles, tous les ingrédients sont là pour que l'affaire tourne mal. Jusqu'au drame. Jusqu'à la catastrophe que bien sûr, il ne faut pas divulgâcher.
On en oublierait presque le point de départ :
l'enquête. Qui a réellement tué le curé ? On ne le saura qu'à la toute fin, et là, ce sera une sacrée surprise. Je n'en dirai pas plus, évidemment.
Crépuscule est un conte cruel, une fable effrayante et métaphorique qui évoque la part sombre et éternelle de l'humanité, à la fois historique et terriblement actuelle. Au delà des événements fictifs et anciens de ce noir récit, c'est le monde des temps présents qui se dessine. Tout y est : la stupidité, la cupidité, la manipulation, la haine, la noirceur, le mensonge, la crédulité, l'inculture, la sottise, l'envie, la jalousie, le racisme, la malhonnêteté intellectuelle, et pour couronner le tout, les religions s'en mêlent. Ajoutez à cela un zeste d'obsession sexuelle mâle et de penchants pédophiles et vous aurez tous les ingrédients qui pimentent quotidiennement les journaux télévisés ordinaires de 2023. Sauf que le récit, ici, n'a rien d'ordinaire.
Une petite réserve cependant.
Crépuscule est un roman à ne pas mettre dans mains d'une lecteur trop sensible ou dépressif... ou frileux !