Quand, dans un village de montagne, probablement au sortir de la seconde guerre mondiale, débarque l'« Anderer » - c'est à dire l'Autre - la petite communauté est vite déstabilisée et tente de protéger son homéostasie. Un soir, dans l'auberge où a trouvé refuge cet homme, survient l'Ereigniës, un épisode inattendu et dramatique : « Ereigniës, c'est un mot curieux, plein de brumes, fantomatique, et qui signifie à peu près « la chose qui s'est passée ». C'est peut-être mieux de dire cela avec un terme pris dans le dialecte, qui est une langue sans en être une, mais qui épouse si parfaitement les peaux, les souffles et les âmes de ceux qui habitent ici » (p. 13). Les hommes rassemblés dans l'auberge missionnent alors Brodeck, lui qui a fait des études, de rédiger un rapport qui décrira le plus objectivement possible, sans fioritures, les faits, ce qui s'est vraiment passé ce soir-là. Peut-on rapporter un tel événement sans y mettre une part de soi, de son opinion personnelle ?
C'est un véritable récit ethnographique qui nous est présenté, l'auteur nous proposant une peinture des moeurs d'habitants d'un village de montagne, récit mêlé d'une tournure dramatique.
Il s'agit d'une oeuvre qui m'a semblé très déroutante. le narrateur – en la personne de Brodeck – le reconnaît lui-même : les digressions sont multiples, les allées et venues entre passé et présent foisonnent :
« Il faut avouer que je suis bien désemparé. On m'a chargé d'une mission qui dépasse de très loin la capacité de mes épaules et celle de mon intelligence. Je ne suis pas avocat. Je ne suis pas policier. Je ne suis pas conteur. Ce récit, si jamais il est lu, le prouve assez, où je ne cesse d'aller vers l'avant, de revenir, de sauter le fil du temps comme une haie, de me perdre sur les côtés, de taire peut-être, sans le faire exprès, l'essentiel » (p. 142.)
Ces ruptures chronologiques sont perturbantes, le lecteur perd vite le fil de la narration et du rapport, plusieurs récits s'entremêlant dans la trame principale. Cela m'a troublée notamment au début du livre, puis je me suis habituée progressivement.
Brodeck, outre le fait de rédiger son rapport, nous fait le récit de son passé, notamment de l'épisode du camp dans lequel il a été interné pendant la seconde guerre mondiale (
Philippe Claudel ne situe pas l'action dans le temps, pourtant on peut supposer d'après les événements qu'il décrit qu'elle se passe après la seconde guerre mondiale ; nous n'avons pas d'indication non plus sur le lieu de l'action : peut-être l'Alsace, étant donné le dialecte évoqué et la proximité de l'Allemagne ?). La narration des événements qui se sont déroulés dans le camp est pénible, très éprouvante, les images suggérées frappant par leur extrême violence. Peu à peu le lecteur entre dans la vie troublée de Brodeck et prend conscience de secrets tus jusque là. Nous saisissons les liens qui unissent les personnages principaux, Brodeck, Fédorine, la vieille femme qui l'a recueilli quand il était enfant et amené jusqu'à ce village, Emélia, son épouse, et Poupchette, l'enfant.
L'Anderer, c'est la figure de l'autre, celui qui réveille nos vieux démons, nos peurs enfouies au plus profond de nous-même, dans notre inconscient. Il va avoir un rôle de révélateur de la personnalité des villageois, dans ce qu'elle a de plus intime et de plus contradictoire. Ceux-ci ne vont pas supporter ce miroir tendu. La haine, l'incompréhension, l'ostracisme, le racisme affleurent jusqu'à éclore en l'Ereigniës dont Brodeck fera le rapport.
Une réflexion sur l'altérité qui révèle notre vrai visage, dans toute son ambivalence, qui suscite haine et rejet. Une réflexion empreinte de beaucoup de poésie, mais aussi d'une grande violence, d'une lecture à la fois agréable, mais aussi très déroutante.