Quand la guerre sera finie, si on arrive à s'en sortir, il faudra qu'on témoigne tous les deux. Moi, pour ce que les nazis ont fait aux Juifs et aux Polonais ; toi, pour ce qu'ils t'ont fait.
Au début, on se dit " J'y arriverai jamais !", et puis si, on y arrive. Parce qu'on n'a pas le choix.
Je réfléchis. Est-ce que j'ai du chagrin ?
Non.
Elles crèvent toutes, les mères ! Celles qui ont élevé leurs enfants, comme Lukas et Manfred, et celles à qui on a enlevé leur enfant.
Les mères sont kaputt!
C'est la guerre.
Elle m'a arraché des bras de maman, si brutalement que mes doigts, qui s'étaient emmêlés dans une mèche de ses cheveux, en ont tiré quelques-uns. Les infirmières ont pris maman chacune par un bras et elles l'ont traînée jusqu'à la sortie. Elle a continué à pleurer. A crier. Dans l'escalier. Dehors. Jusqu'à ce que le ronflement d'un moteur couvre ses hurlements. Une voiture a démarré. s'est éloignée. Après, il n'y a plus eu que le silence. Un grand silence. Un silence total. D'autant plus frappant après tous ces cris. Il m'a paru insupportable.
J'avais encore les larmes de maman sur le visage, ses cheveux accrochés à mes doigts. Un courant d'air et ils se sont envolés, alors que j'aurais voulu les garder, en souvenir.
Elles désirent adopter un nouvel enfant dans l'espoir d'obtenir la croix de bronze, d'argent ou d'or. (Des croix sont décernées aux mères allemandes les plus méritantes lors d'une cérémonie officielle qui a lieu une fois par an, le 12 août, jour anniversaire de la mère du Führer. Les femmes qui ont quatre enfants reçoivent la croix de bronze, celles qui en ont six, la croix d'argent, et les plus vaillantes, qui en ont huit ou plus, la croix d'or. Les croix donnent droit à de nombreux avantages : des primes, des allocations, l'attribution d'une bonne à tout faire prise dans le lot des prisonnières qui peuplent les camps, etc.)
A quoi ça sert, une mère ? A part vous flanquer un mal de bide du tonnerre quand elle s'en va ?
Difficile de savoir s'il faut avoir peur de mourir et se réjouir de combattre. Ou avoir peur de combattre en se réjouissant de mourir.
J'ai compris que nous formons une chaine où chaque maillon, même le plus petit, a son importance. Les plus faibles meurent pour que les plus forts deviennent invulnérables.
A l'idée qu'elle puisse me prendre dans ses bras, je sens une vague de panique m'envahir. Personne, jamais, ne m'a pris dans ses bras. Du moins pas depuis de nombreux mois, des années. Cela remonte au temps où j'étais nourrisson, autant dire que je ne garde plus aucun souvenir de la sensation que cela procure.
Je n'ai pas eu le temps de lui répondre que c'était à partir de une étoile et un galon, soit les décorations sur l'uniforme du Scharfuhrer qui venait vers nous. Il a eu un trou de mémoire, Wolfgang, pile à ce moment-là. Alors que la veille, à la dernière interro surprise, il avait eu tout bon. Sans même copier sur moi.
Ce trou de mémoire lui a valu un trou dans la tête.