Je suis tombé par hasard sur cet ouvrage dans « ma » BU en flânant parmi le petit rayon des bandes et autres ouvrages dessinés : évidemment la couverture m'a interpellé immédiatement. Je n'ai que très peu entendu parler des « années de plomb » de la Vème République, mais la vision de
De Gaulle en noir et blanc, éclaboussé d'un sang dont le rouge n'a pas été altéré, elle, a de quoi susciter la curiosité.
Dans cet ouvrage, il est beaucoup question du SAC : le Service d'Action Civique (1), sorte de milice « Gaulliste » fondée en France pendant la Guerre d'Algérie dans le but avoué de maintenir un semblant d'ordre dans cette période trouble. On y trouve pas que du beau monde, outre quelques anciens résistants, il y a aussi pas mal de « gros bras », de « voyous », dont la ligne politique est généralement bien plus à Droite encore que celle du Général de Gaulle.
Ce serait assez présomptueux de tenter de résumer ce roman graphique structuré sous forme d'enquêtes en quelques lignes. Enormément de personnes interviennent, peu sont anonymisées ce qui, en plus d'ajouter du crédit au récit, permet une immersion bien plus profonde à mon sens par le réalisme conféré aux témoignages et aux situations. L'ouvrage s'articule principalement autour de l'assassinat du « Juge Renaud » (2) et de « L'Affaire Boullin » (3).
Le premier,
François RENAUD, magistrat un brin trop téméraire mais surtout beaucoup trop sur le dos du SAC, a vu sa vie écourtée suite à ses investigations sur le « casse du siècle », celui de la Poste de Strasbourg (il y'a en fait plusieurs casses du siècle dans un siècle alors l'expression est vite galvaudée), qui l'avaient conduit à penser que le butin aurait servi à financer un ou des partis politiques… Ce qui aurait fait mauvaise figure ; surtout pour la Droite, clairement dans le collimateur en matière de financement occulte... Si le casse est attribué au « Gang des Lyonnais », leur lien avec le SAC reste difficile à prouver.
Le second, Robert BOULLIN, alors Ministre du Travail, est retrouvé mort dans une position étrange, dans un lac de sa région natale. On retrouve plusieurs éléments concordants vers le suicide : lettres dactylographiées avec note manuscrite personnalisée à chacun des destinataires et surtout une affaire de fond, l'acquisition controversée d'un terrain à Ramatuelle, qui aurait grandement entamé la probité quasi-maladive de Boullin. Toujours est-il que Boullin est, lui aussi, sur le dos du SAC… Et ça ne plait pas beaucoup. L'Affaire Boullin, qui a plus de 40 ans, ne connait pas encore d'épilogue, sa famille se bat toujours pour faire la lumière sur tous les éléments sombres de l'histoire, notamment les fausses déclarations, les archives brûlées, les conclusions médico-légales d'origine démenties et j'en passe.
Tout ça nous permet de survoler l'époque et surtout de nous immiscer dans les méthodes du SAC. Bien sûr, la tuerie d'Auriol (4) n'est pas exclue du récit même si elle fait figure de superflu à côté du développement des affaires Renaud et surtout Boullin. Si des zones d'ombre – et donc de doute – persistent sur les responsabilités du SAC dans ces affaires et sur l'impunité qui régnait au sein de cette milice au macaron Bleu-Blanc-Rouge, les actions de la milice Gaulliste méritent qu'on s'y attarde tant les méthodes employées sont condamnables et dignes des pires dictatures : rackets, vols, intimidations, menaces de mort… Et parfois, mise à exécution de ladite menace.
Le SAC a été couvert très longtemps, trop longtemps, par des hiérarchies législatives, exécutives et judiciaires toutes imprégnées, infestées d'encartés du SAC. Si bien que peu sont ceux à oser ouvrir leur dossier, qu'ils préservent dans l'espoir de jours meilleurs :
« - Attendez… Vous êtes en train de nous expliquer que des policiers républicains vous transmettaient des informations sur des affaires criminelles impliquant le SAC et que vous les mettiez au coffre parce que vous étiez persuadé que si vous les donniez à vos supérieurs elles seraient étouffées ?!
- Oui… Tout serait retourné d'où ça venait », répond Paul ROUX, que Mitterrand nommera patron des RG à son accession au pouvoir en 1981 (p. 70).
Dans le genre de petite manoeuvre sympa attribuée au SAC ou ses représentants, on a aussi cette anecdote, suite à l'occupation d'une usine Peugeot en 1973 par des grévistes :
« A cette époque, le directeur du personnel de Peugeot est l'ancien directeur de la Sûreté Militaire. Son adjoint est aussi militaire : le Colonel COCOGNE ! Héhé ! … Et le responsable de la sécurité est un ancien du mouvement d'Extrême-Droite « Ordre Nouveau ». Tout ce petit monde déboule à l'usine avec 70 mercenaires en treillis, équipés de matraques et de chaines de vélo… Bonjour le dialogue social ! » (p. 140)
Comme il est dit clairement dans le livre, le SAC est indissociable du « Gaullisme », et ainsi de l'Histoire de la Vème République. Il y'a la Grande Histoire, celle qu'on apprend à l'école ; et l'histoire des petites mains (parfois sales) qui font la Grande, pour le meilleur ou pour le pire.
A la lecture de cette BD, force est de constater l'opacité générale dans laquelle évoluent les sociétés et surtout les peuples, même en France, pays où l'on vénère pourtant la Démocratie – preuve s'il en est que ce concept est lui aussi très galvaudé. Il est difficile d'avoir un avis définitif sur les affaires mises en lumière : il existe toujours des parti-pris, peu importe le camp. Mais ce n'est pas cela qui est intéressant ici, car malgré les questions en suspens, nombre de faits avérés pour lesquels il y'a eu des condamnations, sont mentionnés. On s'étonnera que le SAC n'ait pas été dissous avant 1982, suite à la tuerie d'Auriol qui aura forcé la main de Mitterrand dans ce sens. La liste des exactions du SAC serait sans doute trop longue pour être mentionnée exhaustivement, ce qui n'est d'ailleurs pas fait dans l'ouvrage ; sans compter qu'on ne sait sans doute pas tout…
Dans l'ensemble, cette BD est vraiment intéressante et permet une profonde immersion dans les arcanes du pouvoir politique. le noir et blanc général donne le ton mais les traits allègent l'ensemble, évitant trop de lourdeur dans cette fresque des années de plombs.
Pour des non-spécialistes (comme moi), je recommande en parallèle la lecture de « L'Histoire de la Vème République en BD » (5) de
Thomas LEGRAND (malgré les reproches légitimes que j'ai pu faire sur l'ouvrage) car il permet une connaissance de base des institutions et personnalités phares de la Vème République présentés chronologiquement dans leur époque ; mais aussi, pour approfondir sur ladite époque (et ses prémisses) : « Histoire Dessinée de la Guerre d'Algérie » (6), autre BD, ultra-dense, où l'Histoire est contée dans ses moindres détails en prenant soin de présenter les points de vue des différents acteurs.
Globalement, je ne regrette pas la lecture qui ajoute une couche de complexité aux précédentes sur cette époque.
(1) https://fr.wikipedia.org/wiki/Service_d%27action_civique
(2) https://fr.wikipedia.org/wiki/Fran%C3%A7ois_Renaud
(3) https://fr.wikipedia.org/wiki/Affaire_Robert_Boulin
(4) https://fr.wikipedia.org/wiki/Tuerie_d%27Auriol
(5) https://www.babelio.com/livres/Legrand-LHistoire-de-la-Ve-Republique-en-BD/1080171/critiques/1956042
(6) https://www.babelio.com/livres/Stora-Histoire-dessinee-de-la-guerre-dAlgerie/874145/critiques/1977641