Le Passeur, c'est Seyoum Ephrem, le narrateur, un érythréen de 30 ans qui vit du trafic d'êtres humains depuis 10 ans. C'est un des plus importants passeurs de la côte libyenne.
Nous sommes le 15 octobre 2015 sur une plage de Zouara, et il s'apprête à effectuer la dernière traversée de la saison, soit entasser 115 migrants dans une embarcation de fortune, vétuste, rafistolée avec les moyens du bord, au mépris total de la vie des passagers.
Il faut dire qu'il ne s'attendait pas à ce que les Somaliens et les Soudanais soient aussi nombreux à survivre à la traversée du Sahara...
Parqués dans un entrepôt désaffecté fait de tôle dans lequel ils cuisent depuis des jours, ils attendent une cargaison d'Erythréens qui vont embarquer avec eux. Alors qu'ils n'ont plus de nourriture mais seulement de l'eau, s'ils tentent le moindre mouvement de révolte ou de protestation, ils se font tabasser.
Une tempête est annoncée, mais Seyoum n'envisage pas de repousser la traversée. « A cause des prévisions météo cette fois, j'estime à 2 chances sur 10 le succès de l'expédition. »
Ni Seyoum ni même un de ses hommes ne compte effectuer le voyage.
Il va comme à son habitude confier la manoeuvre de l'embarcation à un des migrants, qui comme ses prédécesseurs n'a aucune notion de navigation, avec seulement pour aide un GPS et une indication: « c'est tout droit. » Son choix a été dicté par la ruse et sans le savoir, s'est porté sur un Érythréen, qui tente de faire appel à sa fraternité.
Vous l'aurez compris, la voix de Seyoum, c'est celle d'un homme cynique dont le désespoir humain est le fond de commerce, celle d'un homme qui apparaît cupide, sans pitié et sans états d'âme, s'autorisant une seule émotion: la cruauté, indispensable dans ce commerce juteux, celle d'un homme au cerveau anesthésié qui mâche du khat à longueur de journée tout en s'imbibant de gin.
Un tel homme est-il encore capable d'humanité?
Si le roman se déroule sur moins de 2 jours, grâce à ses souvenirs, nous avons accès à son passé, nous ramenant à des périodes clés de sa vie, un passé qui va s'inviter lors de cette dernière traversée (de façon inattendue).
Ce premier roman remarquable nous plonge dans la réalité insoutenable des conditions dans lesquelles les candidats africains à l'exil tentent de rejoindre les côtes européennes mais dénoncent aussi les conditions de vie des pays qu'ils fuient, pays où règnent le chaos, la violence, pays plongés dans des guerres civiles sanglantes et des dictatures abominables.
Ces désespérés n'ont que 2 options: arrivés au péril de leur vie dans un « pseudo-paradis » ou être « coincés du mauvais côté du monde pour toujours. »
Un roman court qui se révèle puissant, poignant, haletant et dont on ne peut ressortir que bouleverser. Il évite tous les écueils, le pathos, la simplicité, le manichéisme, le jugement, l'absolution. La plume, fluide est au diapason de la voix de son protagoniste. Des phrases souvent courtes donnent un rythme effréné au récit qui se lit d'une traite.
Une lecture indispensable à plus d'un titre car elle nous invite à déconstruire les discours simplistes et à nous interroger sur notre propre humanité et sur la responsabilité de nos Etats qui privilégient un traitement sécuritaire à une approche humaniste.
Il est bon de rappeler que ces passeurs ne sont que le symptôme et non la cause de ces catastrophes humanitaires, que s'il ne s'agit pas de pardonner, il faut essayer de comprendre et éviter de les diaboliser car cette diabolisation pourrait nous détourner d'une réflexion nécessaire sur les causes de l'exil et sur les effets de la politique migratoire de l'Europe.
« Toutes les choses vraiment atroces démarrent dans l'innocence. » (
Ernest Hemingway)
Un exergue qui éclaire parfaitement le roman.