Un tout petit livre, très court, mais si fort. Si dense. Si vaste.
Le livre refermé, cette langue des choses cachées résonne encore dans ma tête. Je l'entends, elle me hante. Parce qu'elle vient, je crois, de la nuit, du Fond des Âges.
L'écriture de
Cécile Coulon est d'une poésie magnifique.
Elle s'écoute et se ressent, se vit, plus qu'elle ne se lit. Comme une musique sacrée qui emporte le coeur et fait frémir l'âme. Une vibration intense, vive et intemporelle.
Le prologue... c'est... la suite pour violoncelle seul n°1 de Bach ! Je ferme les yeux et je l'entends... Ce prologue, waouh, quelle fulgurance, quelle profondeur !
Dans beaucoup d'avis de lecteurs ou de critiques de presse, j'ai lu que ce récit était un conte ou une fable, que la 𝘮𝘦̀𝘳𝘦 et le 𝘧𝘪𝘭𝘴 étaient guérisseurs, que le prêtre représentait la normalité. Je ne sais pas trop en fait. Ce qui est sûr, c'est que seuls les noms - mère - et - fils - sont écrits en italique dans le texte. le prêtre, l'homme (ou la brute) aux épaules rouges, la femme au fusil, et tous les autres personnages n'ont pas cette distinction. Et l'enfant (il y en a deux), reste - l'enfant - Donc pas sûre que le prêtre symbolise quelque chose de plus que les autres. La religion peut-être, aussi vieille que le monde ou presque...
Je cherche, et j'avoue que le flou demeure. Comme si l'auteur avait souhaité cacher son intention autant que les choses de cette langue.
Dans ce petit coffret à tiroirs secrets, j'entrevois, moi, une sorte de parabole, d'allégorie de la vie-mort-vie (et d'ailleurs, je ne sais pourquoi cette histoire m'a ramenée au livre de
Clarissa Pinkola Estés,
Femmes qui courent avec les loups). La 𝘮𝘦̀𝘳𝘦 pourrait être alors une grande prêtresse ou une déesse plus qu'une guérisseuse, ou la mort elle-même, ou la vie, ou plutôt les deux à la fois. Et le 𝘧𝘪𝘭𝘴, son autre visage, son autre polarité.
Féminin/masculin - Vieillesse/jeunesse.
Chacun détient une puissance incommensurable, illimitée.
L'un comme l'autre retirent la vie autant qu'ils la préservent.
L'un comme l'autre entendent et comprennent cette langue des choses cachées, non seulement les non-dits, les terribles secrets, la violence tue (du verbe taire...) et subie (particulièrement celle des hommes exercée sur les femmes) mais aussi l'indicible qui échappe à la majorité de l'humanité.
Le Fond du Puits, ce village sombre et glacé enchâssé entre deux collines, représenterait l'humanité toute entière, de ses premiers pas à aujourd'hui, percluse de douleurs du fond des âges, étranglée depuis toujours par sa haine, son avidité et sa violence.
Nous sommes et serons toujours des bipèdes bipolaires. Lumière et ombre...
Alors oui ce petit récit est sombre et terrible, mais l'écriture de
Cécile Coulon l'inonde de toute sa lumière, de toute sa beauté littéraire. L'équilibre est là, cet équilibre que 𝘮𝘦̀𝘳𝘦 et 𝘧𝘪𝘭𝘴 veulent donner ou restituer au monde, au présent et au passé.
Et si je ne devais donner qu'un seul mot pour le décrire, ce serait :
M A G I S T R A L.
...
Mais bon, je cherche encore.
ET je crois que je vais le relire dans la foulée, pour essayer de trouver ma réponse, ma compréhension de
la langue des choses cachées...
.../...
"La nuit tombe : la prêtre attend devant la croix plantée dans un rocher gris, il a appelé la 𝘮𝘦̀𝘳𝘦 le matin, il sait où la trouver, comment l'atteindre. Lorsqu'il demande, elle vient.
Mais la 𝘮𝘦̀𝘳𝘦 est vieille : le prêtre ne sait pas que cette fois le 𝘧𝘪𝘭𝘴 arrive. Quand la silhouette du garçon apparaît au pied de la colline, le prêtre, noir d'habit et d'iris, pense qu'un voyageur s'est égaré. Il avance promptement, ne souhaitant pas être dérangé quand la vieille viendra, mais alors que sur ce chemin à peine plus large qu'un cercueil les deux hommes se rapprochent, le prêtre reconnaît immédiatement l'étranger. Il y a dans sa démarche, dans son reste d'enfance, la trace de la 𝘮𝘦̀𝘳𝘦, son pas inaudible, son calme, sa chevelure volante, mal peignée, et son dos droit malgré les trente kilomètres à pied."
"La 𝘮𝘦̀𝘳𝘦 était le secret le mieux gardé des hommes : on savait qui elle était, on sentait sa présence avant son entrée dans une maison, on reconnaissait sa silhouette même au bord de routes désertées par la vie, il n'y avait pourtant pas d'adresse, pas de numéro, pas de boîte, rien, elle gardait pour elle son nom de famille, elle changeait de bicoque quand les curieux commençaient à s'amasser sur son perron. Dans les cas extrêmes, elle se métamorphosait : elle étirait ses membres, creusait ou gonflait sa peau, se recouvrait de terre ou de sang frais, la couleur de ses yeux changeait au fil des saisons; celle de ses cheveux attrapait des nuances inconnues et superbes, parfois elle se paraît d'une beauté renversante, d'autres fois elle était si hideuse qu'on en perdait la vue. En ce monde, peu d'hommes et de femmes pouvaient l'appeler : pourtant, elle avait toujours du travail."