Dans une forme rare en littérature jeunesse, mais qui rappelle celle adoptée dans
Songe à la douceur de
Clémentine Beauvais, justement traductrice du présent roman,
Sarah Crossan plonge dans le quotidien de deux soeurs « siamoises » de seize ans, Grace et Tippi, et leur découverte du monde lycéen.
Les mots de Grace, narratrice du livre, sont disposés comme un poème sur la page, les phrases sont scindées par de fréquents retours à la ligne, les lignes se groupent par deux, trois, quatre ou plus pour former des paragraphes irréguliers, qui se forment ensuite en chapitres courts. Chaque chapitre comporte un titre qui reprend l'une des expressions fortes du paragraphe qui suit et en annonce le thème, comme autant de petits poèmes de la vie de ces deux jeunes filles singulières.
Les deux « jumelles fusionnées » Grace et Tippi ont miraculeusement réussi à survivre jusqu'à leur seize ans liées par le bas du corps. Chacune possède ses propres buste, coeur, bras, tête, mais elles ont deux jambes et un bassin communs. Elles ont apprit dès l'enfance à vivre avec cette malformation, à coordonner leurs mouvements, à supporter le regard des autres. Alors qu'elles ont reçu jusque là une éducation à domicile, leurs parents leur annoncent qu'elles vont désormais entrer au lycée. Leur quotidien nouveau va les conduire à endurer le regard des autres élèves, leur curiosité malsaine, leur malaise à leur encontre, mais aussi à découvrir l'amitié et l'amour et à s'enrichir de ces sentiments précieux à l'existence.
L'histoire presque inimaginable de ces deux adolescentes est poignante et le lecteur peine à croire à la possibilité d'une vie avec un handicap d'une telle lourdeur. le récit de Grace fait ressortir les difficultés de leur existence sociale : le regard des autres, le dégoût soulevé par leur apparence considérée comme monstrueuse, le fait de se savoir anormale et le désir de normalité, la sensation d'être un phénomène de foire, objet d'étude des médecins et fantasme des journalistes, celle de devoir renoncer l'amour à jamais. Pourtant c'est essentiellement du monde extérieur que vient le principal problème, celui du rapport aux autres et à la société, car Grace et Tippi elles, si ce n'est la pensée constante à la possibilité de la mort, vivent plutôt bien leur condition physique, elles se débrouillent sur le plan pratique, et surtout se sentent bien ensemble et ne voudraient être séparées pour rien au monde.
Car au delà du corps, les deux filles sont véritablement en fusion dans tout leur être, complicité sans mots, amour indéfectible, besoin vital de l'autre, présence et soutien de tous les instants, double en miroir,
Sarah Crossan décrit une relation profonde et rare qui émeut le lecteur et explique le déchirement final.
La forme en poème sert ici le fond et permet de détacher les mots importants, rythmer les phrases, conférer respirations ou accélérations au débit de parole, marquer les hésitations, isoler des expressions chargées de sens. Elle reflète à merveille les soubresauts de la vie, les variations des humeurs, des émotions et des sentiments, pulse comme un coeur et scande le monde tel un hymne à la vie.