Citations sur Vallée du silicium (93)
(à propos de Uber)
L'ère de l'information semble fluide et légère parce que le boss n'est jamais là pour vous hurler dessus ni vous imposer quoi que ce soit. La discipline opère seule par la vertu de l'appli. Mais l'appli est sans pitié. Elle impose ses normes. Elle est féroce. Elle algo-rythme chaque course du chauffeur et chacune de ses pauses. Dans l'univers de l'appli, c'est comme dans l'Espace : personne ne vous entend crier.
« Ce qui manque, c’est une aptitude, désormais largement perdue, laissée en jachère ou en friche par nos modes de vie numériques, à pouvoir nous confronter à l’altérité. A ce qui n’est pas nous, à ce que nous ne vivons pas, ne partageons pas directement.
Cette faculté de projection et d’identification, cette capacité d’écoute existentielle, d’accueil de ce qui souffre hors de nos bulles, cette faculté à sortir de soi, où sans même sortir, à entrouvrir cette porte entre nos deux épaules pour laisser l’étranger ou la clocharde en franchir le seuil et entrer en nous, qu’ils viennent nous affecter, nous bouleverser et nous nourrir aussi, cette faculté est la première chose que le monde numérique a dégradée en étendant son empire et ses pratiques sur nos existences. » (page 102)
Autrement formulé > l'espèce humaine a trouvé dans les récits et les mythes > puis dans l'écrit qui fixe les savoirs et les stocke > puis dans le numérique qui rend l'information indéfiniment accessible > puis dans l'IA qui la restructure et la rend appropriable sous la forme nécessaire à chacun >> le moyen d'assurer cette fonction primordiale qui est la transmission de notre ADN d'espèce.
Nous souffrons tellement d'être devenues les secrétaires perpétuelles de notre identité qu'on dira oui à n'importe quelle façon d'en finir avec ça.
Le technocapitalisme nous avait promis la liquidation de la bureaucratie. C'est exactement l'inverse qui s'est produit. Il a externalisé vers la cliente, c'est-à-dire nous, l'ensemble des tâches bureaucratiques et administratives qu'il assurait encore lui-même à l'ère industrielle, en employant des millions de salariées pour nous soulager de ces contraintes, de sorte qu'accessoirement, ça créait des emplois.
Cette mission s'appelait d'un nom qui sonne étrange aujourd'hui : ça s'appelait "la qualité de service. "
Hardware ou software ? Quelle importance ? Seule compte l'Everyware.
Quelle que soit la fascination, légitime, pour ces moguls qui façonnent nos usages, il est toujours bon de la contrebalancer par quelques évidences crasses: les entreprises de la Tech pratiquent depuis trente ans une évasion fiscale scandaleuse dont les services publics paient le prix; [...] elles capturent éhontément chaque seconde de nos attentions pour en extorquer une plus-value commerciale; elles optimisent à grand renfort de manipulations behaviouristes notre dépendance à leurs plateformes; elles entretiennent sans vergogne les filières d'exploitation coloniale, pillent les ressources minières, couvrent le travail des enfants et contribuent sans discussion possible à la dégradation écologique de la terre.
"Be open" clame pourtant Facebook sur les murs créatifs de son siège social, oubliant que cette ouverture est à sens unique, [...]. C'est un panoptique de Bentham où tu peux voir sans être vue, où l'ouverture est asymétrique: toi, modeste internaute, tu dois laisser libre accès à la totalité du moindre de tes actes sur les réseaux sociaux mais eux ont le droit suprême de t'interdire la plus minuscule transparence sur leur monde qui exige cependant la tienne, absolue et constante.
Ce que font les Etats-Unis à la frontière mexicaine, ce que fait Israël en Cisjordanie, ce que fait Orbán en Hongrie ou Meloni dans les ports italiens, pour ne prendre que quelques exemples, incarne la version accomplie, hystérique et fasciste du contrôle optimal des corps circulants que nous endurons pour notre part dans nos aéroports en mode placebo. "Pour de rire", dirait-on mais avec une même logique maniaque dont en pressent bien qu'à la moindre tension, elle se déploiera dans toute sa cruauté allophobe: tout corps ou culture étrangère au système aura vocation à être purgée.
Nous entrons de fait dans l'écologie catastrophique du dernier kilomètre - qui est déjà le scandale Amazon, Uber et autres livreurs de malbouffe à la maison. Le concept désastreux du commerce chez-soi, outrancièrement consommateur de parcours et donc d'énergie fossile, devient avec le véhicule autonome le déplacement-chez-soi, pour et de-chez-soi, et pour chaque point de la ville où je veux aller juste pour-ma-pomme ! L'inverse du transport collectif, lui réellement optimisé pour ne pas démultiplier les trajets, afin que ce soit le citoyen qui fasse l'effort du dernier kilomètre à parcourir, alléluia: à pied !
La voiture autonome va conforter et optimiser nos paresses. C'est le principe. Tellement évident, tellement fondateur en Occident de tout marché de services que nous n'en prenons même plus conscience. La loi du moindre effort est anthropologique.