(«Gros Oeuf sur un mur s'était posé/ Gros Oeuf de très haut est tombé/ Ni tous les chevaux du roi, ni ses vassaux/Ne peuvent remettre Gros Oeuf ensemble à nouveau»).
En refermant
IMPOSSIBLE, je n'ai pas pu m'empêcher de penser à la célèbre comptine du chapitre de «De l'autre côté du miroir» («Humpty Dumpty sat on a wall/Humpty Dumpty had a great fall/All the king's horses and all the king's men/Coudn't put Humpty Dumpty together again ») au cours duquel Alice discute sur le sens des mots avec un oeuf posé sur un mur étroit. «Qui décide du sens des mots ?», demande Alice. «Le maître», répond l'oeuf.
Rien à faire quand le sens chancèle... Car l'équilibre à tenir est fragile, et la chute cruelle.
Impossible, dès lors, de continuer à faire tenir ensemble l'oeuf : le mot et la chose!
En tant que lecteur, j'aspire pourtant activement à la plus grande naïveté d'esprit, j'aime me faire petit comme Alice face à d'autres univers et aux maîtres-mots de leurs auteurs, et je me tiens volontiers prêt à croire à l'
impossible comme quelque chose qui, par exemple, à l'instant, n'a juste pas encore eu l'occasion de se passer, selon la formule de
Isaac B. Singer, citée en introduction par
Erri de Luca.
Qu'est-ce qui m'aura alors manqué à ce premier rendez-vous malencontreux avec un auteur très apprécié par la critique et par une grande majorité de ses lecteurs ? J'ai la sensation de l'avoir croisé sur le bord d'une falaise, moi aussi (ou sur un mur étroit !) ; en tout cas, dans cette affaire, je suis parfaitement innocent, j'avais au départ, croyez-moi, les meilleures intentions et dispositions, et je ne l'ai pas précipité exprès…!
Premier obstacle de taille sur ce sentier trop accidenté à mon goût: la vraisemblance. Ou pour dire les choses autrement, cette indispensable mise au bain du lecteur dans une «réalité» (quelle qu'elle soit d'ailleurs, «réaliste» ou pas) imaginée par l'auteur, bref cet environnement fictionnel suffisamment cohérent et enveloppant, où l'esprit s'installe confortablement, en confiance, prêt à se laisser porter par les mots de son mentor du moment.
Erri de Luca semble avoir ici très clairement choisi la voie littéraire du réalisme, à la fois sur le fond et sur la forme.
Le fond : sur un sentier escarpé, devant lui, un homme qui vient d'assister à la chute dans le vide d'un autre homme, alerte les secours ; il s'avère néanmoins que ces deux hommes, partis ce jour-là séparément en montagne, se connaissaient, ou en tout cas s'étaient déjà rencontrés quarante ans plus tôt, membres tous les deux d'un même groupe révolutionnaire, à une époque où, en Italie, les «Brigate Rosse» semaient la terreur et servaient de modèle pathétique à des dizaines d'autres groupuscules activistes prônant la violence comme seul et abominable projet politique ; suspect alors d'avoir commis un meurtre prémédité, notre héros sera incarcéré.
En miroir à ce fond en lien indirectement avec une des périodes les plus sombres de l'histoire récente italienne, la forme prétend elle aussi coller au plus près à celle d'une réelle procédure juridique, l'auteur allant même jusqu'à proposer deux polices différentes pour le corps du texte: d'une part, les compte-rendu d'interrogatoires menés par le magistrat chargé de l'instruction se présentent sous l'apparence de feuillets dactylographiés, tapuscrits destinés à intégrer un dossier de justice ; d'autre part, alternant avec ces derniers, en caractères typographiques courants, le lecteur prend connaissance du contenu des lettres adressées par l'homme, depuis la prison, à la femme qu'il aime et qu'il appelle simplement «Ammoremio ».
Un réalisme dont la portée et le message m'auront en fin de compte laissé sur ma faim, et surtout perplexe.
Sur le fond, tout d'abord : quelle leçon tirer de toutes ces joutes verbales entre ces deux hommes ne ressemblant en rien à des comparutions devant un juge, mis à part quelques poncifs sur la fidélité à ses choix et à ses principes personnels, plus que douteux en l'occurrence, tenant compte de leur détestable arrière-plan historique? Ou encore que pour tout être humain la vie ne serait qu'un combat acharné (attention Humpty Dumpty !) où il faut avant tout agir «comme si on croyait à sa fiction» (attention Pascal !)? Que la justice des hommes n'est jamais qu'approximative, ou encore qu'un juge ne peut être autre chose qu'un juge, même quand il ne juge pas?
Je ne peux pas adhérer spontanément à ce genre de propos, en tout cas pas d'une manière aussi expéditive, voire, à certains passages, incommodément flottante et ambigüe…
Les personnages peinent, d'autre part, à s'incarner véritablement. Egarés dans des propos interminables et complètement déplacées par rapport au contexte d'une instruction pénale, ils ne ressemblent pas à ce qu'ils sont censés incarner, manquent cruellement de toutes ces contradictions indispensables à humaniser des personnages de fiction, s'apparentant plutôt à des porte-drapeaux garnis de cerveaux discursifs mais néanmoins dépourvus de toute substance.
Chaque tragédie historique, on le sait, relève de responsabilités multiples et partagées, et, bien évidemment, il ne faut pas se contenter, à chaque fois, de désigner un seul coupable : Rome a engendré Caligula, l'Allemagne a fabriqué Hitler, la politique italienne des années 60-70 a contribué largement à « plomber » ces années-là, par exemple en faisant preuve d'une justice parfois trop partiale et expéditive, assimilant toute contestation au pouvoir à des menaces potentiellement terroristes.
Finalement, à quoi aboutit l'auteur, au terme de cette maigre allégorie (mais non, c'est un roman réaliste, voyons!) comportant une analyse implicite de l'héritage laissé par les années de plomb italiennes? L'image de ce combat de cerfs, bois entrelacés au-dessus du vide, qui clôt le récit? Volontairement ou pas, inconsciemment ou pas (à décharge, je ne connais strictement rien à l'histoire personnelle, ni au passé de l'auteur…), j'ai tout de même eu le désagréable sentiment que, en filigrane et à force de sous-entendus, le balancier de l'auteur semblerait pencher sensiblement d'un même côté. Me trompé-je à ce point-là?
Renato Curcio et
Mario Moretti, deux des principaux activistes historiques des
Brigades Rouges, se sont toujours acharnés à demander à ce qu'eux-mêmes, ainsi que le mouvement auquel ils avaient prêté allégeance, animés par un projet politique d'après eux «réaliste», soient jugés équitablement par rapport au projet lui-même, et non à partir de considérations d'un ordre réducteur, moral ou éthique (sic)!!!
Je trouve complètement
impossible et inadmissible, je suis en tout cas personnellement incapable de souscrire, ne serait-ce qu'en partie, à ce genre de proposition.
Car, comme disait si bien
Adorno en évoquant les victimes de Auschwitz (et qu'on peut transposer également aux projections mentales de quelqu'un qui s'apprête à commettre un acte terroriste), il est inacceptable de considérer que «femmes ou hommes étaient devenus corps purs et simples (…) déjà morts avant d'être supprimés».
Enfin, et accessoirement, sur le plan strict de la forme, l'auteur ne m'aura pas non plus convaincu. A quoi bon cet artifice gratuit de vouloir présenter des interrogatoires sous la forme de véritables pièces de dossier de justice, alors que le contenu, lui, n'a strictement rien de réaliste ou de crédible comparé au fonctionnement courant des instances judiciaires?
Et puis, il ne faudrait non plus être juriste pour savoir qu'on ne peut pas mettre quelqu'un en détention provisoire sur la base de simples suppositions, sans aucune preuve matérielle et en l'absence de tout faisceau sérieux d'indices, juste parce qu'un juge en aurait lui l'intime conviction (il ne s'agit même pas, dans l'intrigue, d'une garde à vue, ce qui serait un peu plus plausible du fait des liens passés entre les deux hommes : le personnage est entendu dans un premier temps en tant que témoin et, avant toute considération, avant même de procéder à toute autopsie du macchabée , hop ! en taule le malfrat!; il ne veut pas d'avocat ?, qu'à cela ne tienne, on lui en commet un d'office, mais il faudra qu'il paye ( ?), et j'en passe… !
Ou peut-être la justice italienne marche-t-elle comme ça?
Sérieux, de quoi s'agit-il exactement, par quel tropisme sous-jacent donne-t-on une telle représentation d'un appareil judiciaire? On ne fait pas d'omelette sans casser des oeufs!
Une mauvaise rencontre, donc, en montagne, en ce qui me concerne...!
Et qui m'aura peut-être empêché d'apprécier cette plume à sa juste valeur, mise au service ici d'un dispositif littéraire qui non seulement présente trop d'incohérences dans sa construction, mais surtout qui sert de support à de propos disparates, et à mon sens idéologiquement nébuleux.