Premier roman de
Virginie Despentes auréolé au moment de sa sortie en 1993 de tous les qualificatifs : trash, sulfureux, scandaleux, pornographique, etc. Aujourd'hui, il faut le débarrasser de cet habillage tapageur pour l'appréhender pour ce qu'il est, une plongée dans un univers violent où les rapports de force sont étudiés au scalpel.
Il me paraît important d'évoquer la forme avant de parler du fond, car elle me semble d'importance égale à ce dernier. Despentes a du style, une écriture fluide où le mot claque et où la phrase court vite, bousculée par des raccourcis saisissants. Bien sûr, l'attention se focalise sur l'argot, l'obscénité du registre, la violence libératoire d'un langage de la rue, des marges (le monde du porno, celui de la prostitution) qui permettent aux protagonistes de l'histoire d'imposer leur présence et leur puissance dans un jeu de pouvoir qui passe par la transgression de la bienséance, du convenable, voire du supportable quand il s'agit d'évoquer un cadavre.
Cependant, la tension née de l'emploi d'un vocabulaire cru se relâche par instant pour laisser place à un autre registre où la phrase est presque classique. La rupture entre les deux crée une profondeur de champ que l'oralité de la langue masque la plupart du temps. « Nous n'avons jamais tué qui que ce soit pour de l'argent. Nous nous sommes parfois servies au passage, après coup et pour le défraiement. Je trouve cela effroyablement vulgaire, avoir un mobile pour tuer. C'est une question d'éthique. J'y tiens énormément. La beauté du geste, j'accorde beaucoup d'importance à la beauté du geste. Qu'il reste désintéressé. »
On ne peut évoquer le style de l'écrivaine sans remarquer l'humour surgissant dans des scènes parfois très dures et qui décale à petits traits cinglants l'image que les personnages donnent d'eux-mêmes. « Elle s'entretient donc la personnalité comme elle entretient l'épilation du maillot, car elle sait qu'il faut jouer sur tous les tableaux pour séduire un garçon. »« Je ne suis pas une femme d'intérieur moi. Je suis une femme de rue et je vais aller faire un tour. »« Ma mère, même si t'aimes les chèvres, t'as pas envie de l'enfiler, elle est trop conne vraiment. » « J'ai un peu réfléchi, entre sauter dans le vide et brûler vive ; mais s'immoler, c'est trop prétentieux. Donc après le rencard à Nancy, je vote pour le saut sans élastique... »
Le roman est le récit d'une cavale meurtrière. Manu, dite la petite, tapineuse confite dans l'alcool, vient de tuer un voyou de banlieue. Elle embarque dans une virée prenant vite les allures d'un jeu de massacre Nadine, croisée dans une gare, une actrice de films porno qui a tué sa colocataire.
Baise-moi est une affaire de chair, le corps instrumentalisé de la femme et de l'homme. le corps exhibé des prostituées, des hardeuses, celui de la fausse jouissance vendue à d'autres. La chair meurtrie aussi, par le viol, les coups, la mort violente. La fuite de Manu et Nadine exige sa rançon de corps, ballet insatiable entre éros et thanatos, sans que l'on sache jamais qui l'emportera dans la roulette russe qui gouverne les choix des deux fugitives. L'acmé de ce jeu ambivalent est atteinte lors du cambriolage de la demeure d'un riche architecte où le désir sexuel se mêle au désir de destruction de l'objet même du désir, dans un anéantissement vertigineux. « – T'es jamais que la plus servile de toutes les truies de la porcherie. Prête à te vautrer dans la première marque d'affection qu'on daigne te manifester, à plus forte raison si ça vient de chez les nantis. Il était à chier contre, ce tocard, à chier contre. Ou à pisser dessus, quoi… – Ça se peut… Au final, je suis bien contente d'avoir vu la couleur de son sang. »
On a vu dans ce livre l'émergence d'une nouvelle littérature porteuse d'un néo-féminisme. Pour ma part, j'y vois de la littérature tout court capable d'incendier sans vergogne le mièvre et le mou dans un élan libérateur.