Bizarre destinée que celle du « Neveu de Rameau » : écrite vraisemblablement entre 1761 et 1774, cette oeuvre ne fut publiée qu'en 1805 en Allemagne (et en allemand) et traduite en français seulement en 1821. Et ce n'est qu'en 1891, à la suite de la découverte d'un manuscrit français inédit, qu'on a pu avoir le texte définitif de ce chef-d'oeuvre.
Toute aussi bizarre est l'organisation de ce texte : ce n'est pas un conte, ni une nouvelle, ni une fable en prose, ni un roman, ni une pièce de théâtre, ni un essai… c'est un peu tout ça à la fois sous forme d'un dialogue entre deux personnages : « Moi » (
Diderot) et « Lui » (
le neveu de Rameau), qui se sont retrouvés à une table du Café de la Régence, entre des joueurs d'échecs ; ce dialogue, vif et étincelant, est entrecoupé de descriptions destinées à dresser le portrait de ce singulier bonhomme :
« Un après-dîner, j'étais là, regardant beaucoup, parlant peu et écoutant le moins que je pouvais, lorsque je fus abordé par un des plus bizarres personnages de ce pays, où Dieu n'en a pas laissé manquer. C'est un composé de hauteur et de bassesse, de bon sens et de déraison ; il faut que les notions de l'honnête et du déshonnête soient bien étrangement brouillées dans sa tête ; car il montre ce que la nature lui a donné de bonnes qualités sans ostentation ».
La conversation est à bâtons rompus, tous les grands sujets y sont abordés avec un esprit généralement satirique, un cynisme parfois grinçant, mais toujours dans une belle alacrité. Les rôles au départ sont bien distribués : « Moi »,
Diderot, le philosophe des Lumières, représente une certaine stabilité, voire de conformisme, alors que « Lui », le Neveu, en apparence plus brouillon, avance des idées, sinon révolutionnaires, du moins déstabilisantes, notamment sur des points aussi clivants que la morale ou la religion.
En fait, on s'aperçoit vite que « Lui » n'est autre qu'un dédoublement de « Moi » : la dualité de l'homme est indéniable : nous sommes constamment en équilibre entre stabilité et mouvement, entre envie de rester et envie de partir, entre conservatisme et appétit de nouveauté. Cette idée se retrouve dans tous les sujets abordés : notamment la politique, où les deux interlocuteurs se rejoignent sur un point de vue commun : c'est à l'image de la vie, dans son ensemble, une pantomime, où tous les humains jouent y compris les philosophes et les neveux de musiciens.
C'est ainsi qu'au fil de la discussion, les deux hommes échangent leurs idées, et qu'à la fin, on assiste un peu à un renversement : « Moi » se fait plus ouvert, et « Lui » met de l'eau dans son vin, tous deux finalement représentant une vision de la condition humaine, faite de contradictions, qui parfois s'opposent, mais qui parfois sont complémentaires.
Au bout du compte, le constat n'est pas très différent pour « Lui » et « Moi » : le philosophe accepte le monde, mais doit faire des concessions ; le neveu, dans les mêmes conditions, préfère la pantomime.
Ce qui me rappelle cette citation de
Sénèque :
« Vivre, ce n'est pas attendre que l'orage soit passé. Vivre, c'est apprendre à danser sous la pluie ».