Elles sont veuves, divorcées, célibataires, ou mariées. Elles sont jeunes ou d'âge mûr. Elles sont filles ou mères, parfois filles ET mères. Elles sont analphabètes ou ex-femme d'affaire, certaines ont même fait des études...
L'infortune -un accident de la vie ou la simple malchance d'être née pauvre et sans famille- les a rassemblées là, au bord du fleuve, à casser des pierres pour en faire du gravier qu'elles revendent 10 000 francs CFA le sac aux entreprises de travaux publics. Lorsqu'elles apprennent que la construction d'un nouvel aéroport fait grimper la valeur de cette matière première, ce dont se sont bien gardés de les informer leurs acheteurs, qui ont quant à eux augmenté leurs prix de manière substantielle, elles décident elles aussi de revoir leurs tarifs. Ce sera 15 000 francs le sac, sinon rien, et puisqu'il faut compter sur une marge de négociation, elles annoncent leur nouveau prix à 20 000.
Les quinze femmes du groupe ont décidé d'un commun accord de nommer Méréana comme porte-parole. Bien que cette dernière ait récemment intégré l'équipe, ses années d'études -elle est allée jusqu'en terminale- et sa parfaite maîtrise du français font de ce choix une évidence.
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Photo de groupe au bord du fleuve" se présente comme une sorte de journal de bord, qui détaille jour après jour l'évolution du bras de fer qui oppose les ouvrières à leurs clients puis aux autorités, pour lesquelles leurs revendications ne pouvaient tomber plus mal. le pays reçoit en effet une délégation de premières dames africaines que l'épouse du chef d'état congolais compte impressionner en exhibant les actions qu'elles mènent en faveur des femmes de son peuple.
Méréana est au centre du récit, que l'auteur aborde de son point de vue, tout en se gardant de nous immiscer complètement dans son intimité, par le truchement d'une narration à la deuxième personne du singulier (voire du pluriel lorsqu'il évoque le groupe), qui donne la mesure de l'empathie et de la tendresse, mais aussi du respect admiratif que l'auteur éprouve pour son héroïne, son attitude oscillant entre observation et familiarité bienveillante.
"En un moment de détresse passagère, ton esprit se met à vagabonder et tu te dis que si tu en es là aujourd'hui, c'est peut-être ta faute. Tu aurais dû accepter ton sort, respecter les us de ta société et ne pas t'être révoltée de façon aussi spectaculaire".
Mère de deux garçons de 9 et 12 ans, la jeune femme a par ailleurs recueilli sa nièce de 18 mois à la mort de sa soeur Tamara dont elle a toujours admiré la force de caractère, et que le sida, introduit en elle par un mari volage, a tué. Accaparée durant de longs mois par les soins et la présence qu'elle devait à la mourante, Méréana a elle-même quitté son conjoint. Lorsqu'elle lui a demandé d'utiliser un préservatif après qu'il ait découché à plusieurs reprises, ce dernier, pour la première fois, l'a battue, ce qu'elle n'a pu tolérer.
Les histoires de ses consoeurs s'ajoutent à la sienne pour dresser un tableau sans concessions de la condition féminine au sein de la société congolaise. Au nom d'un pouvoir machiste s'appuyant sur de fumeuses justifications d'ordre religieux, les femmes sont ravalées au rang de créatures soumises, dénuées de tout droit, inéligibles au respect. A la mort de leurs époux, les veuves sont dépossédées de tous leurs biens, voire de leur dignité et de leurs enfants par les belles-familles, les victimes de viol évitent de porter plainte sous peine d'être condamnées pour adultère... Les rares lois récemment votées en faveur de leur défense et de leur protection, les interventions sporadiques des ONG, se heurtent à l'enracinement d'une culture phallocrate où la femme est systématiquement considérée comme coupable : lorsque le malheur la touche, c'est forcément pour la punir d'un péché qu'elle a dû commettre...
Et c'est pourquoi la révolte des casseuses de pierres dépasse les simples préoccupations économiques qui les motivent. Bien que leur démarche ne se revendique d'aucune dimension politique ou féministe -elles se battent avant tout en tant que travailleuses soucieuses d'être payées au juste prix pour leur labeur-, leur refus de plier face aux menaces ou aux tentatives de corruption, parce qu'elles sont femmes et pauvres, devient le symbole du courage et de l'espoir, pour tous ceux qui subissent l'iniquité et le mépris d'une société à deux vitesses. La confrontation entre Méréana et les représentantes du plus haut niveau de l'état qui la reçoivent est d'ailleurs très significative du fossé séparant le pouvoir du peuple et de ses misérables conditions de vie. Car les inégalités hommes-femmes ne sont pas les seuls maux qui gangrènent une nation congolaise dont "
Photo de groupe au bord du fleuve" révèle par ailleurs la misère sanitaire et sociale, la généralisation de la corruption, l'absence de liberté d'expression...
La simplicité du style, parfois même empreint, sans être toutefois simpliste, d'une certaine naïveté, fait écho à celle de ces femmes modestes mais fières et intègres, liées par une solidarité très touchante, qui nous donnent une belle leçon de courage et d'humanité. Et le fait qu'elle soit donnée par un homme a, il faut bien l'avouer, quelque chose de rassérénant...
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