« Très vite dans ma vie il a été trop tard. A dix-huit ans il était déjà trop tard. (…) A dix-huit ans j'ai vieilli. (…) Que je vous dise encore, j'ai quinze ans et demi. C'est le passage d'un bac sur le Mékong. »
Dans ce roman Goncourt 1984,
Marguerite Duras narre les événements qui ont infléchi son existence, englouti son enfance, nourri sa prose, forgé son style. C'est un style tout en souvenirs et en images, presque un style incantatoire. Des phrases courtes et simples. Des mots qui éclatent comme des bulles irisées. La narration est un flux de conscience, une émergence aléatoire. le récit peut paraître déconstruit mais il suit la logique de la mémoire qui crée des liens et cherche parfois à les rompre. Ce qui surnage du flot, c'est l'évocation d'un lieu, d'un âge, d'un état d'âme, d'une passion, d'une destruction.
La fille de cette histoire, c'est elle, l'écrivaine, mais c'est aussi l'enfant qui jamais ne sera nommée. Tantôt « je » tantôt « elle », comme pour mettre à distance la petite écartelée entre une famille dysfonctionnelle et un amour précoce, impossible. On est « dans la grande plaine de boue et de riz du sud de la Cochinchine ». On traverse les eaux du Mékong. Vers Saigon où l'enfant demeure en pension et va au lycée pour filles, depuis Sadec où la mère institutrice dirige une école et a acheté une concession. Un père décédé. Deux frères, un petit sacrifié et un grand redouté. Des dettes. Et puis ce Chinois croisé sur le bac en traversant le fleuve, richissime héritier qui pose son regard sur la petite. Qui posera ses mains sur la petite, et elle qui posera ses mains sur lui. C'est la naissance d'un amour coupable, invivable au grand jour. Un amour prostitué comme un amour passionné, le premier pour elle. Dans la garçonnière du Chinois éclatent les bruits et les odeurs de la ville, se construit une intimité des corps.
Qu'a-t-elle à attendre du Chinois ? Qu'a-t-elle à attendre d'une mère qui inspire
l'amour comme la honte, d'un grand frère bourreau et d'un petit qui mourra trop tôt ? C'est le drame d'une enfance et le drame d'une vie qui se construit pas à pas sous nos yeux, dans la touffeur du climat et des sentiments.