« Être
une femme libérée, tu sais, c'est pas si facile… » chantait en 1984, avec une pointe de moquerie, le groupe Cookie Dingler.
Or
Une femme gelée a été publié quelque temps plus tôt, en 1981, année où
Annie Ernaux divorce et ne se remariera plus jamais.
Dans ce récit prenant, l'auteure n'a pas encore adopté ce style « plat », dépouillé qui deviendra,à partir du roman
La place (1984), sa marque de fabrique.
Ici, l'écriture est certes sans complaisance, sans affectation, sans lyrisme, mais nerveuse, fiévreuse, comme de la parole qui se libère.
C'est autobiographique, comme toujours chez Ernaux, mais aussi, comme toujours, ça en dit tant sur la condition de la femme en cette deuxième moitié de 20ème siècle, de la petite fille à la femme adulte en passant par l'adolescence.
C'est incroyable de vérité, cette histoire, et la façon dont elle est dite, ça m'a remué, et pourtant je ne suis qu'un homme, me direz-vous.
Il y a, tout d'abord, une exceptionnelle analyse psychologique de la période de l'enfance et de la période trouble de l'adolescence, de ses préoccupations, en particulier de la sexualité, du monde des « garçons ». C'est absolument remarquable de finesse.
Et puis, il y a celle des rapports sociaux entre filles de milieux modestes, ouvriers et de celles du monde bourgeois. Et puis des représentations du rôle de la femme en société, pour une auteure dont les parents se sont toujours partagés les tâches ménagères, dont la mère a voulu à tout prix que sa fille obtienne sa liberté par les études et par un métier meilleur que le sien, et de ce fait se trouve en décalage, dans
les années 50, avec toutes celles dont le seul but est de trouver un mari, d'être femmes au foyer.
Et surtout de la question de la liberté de la femme, même lorsque l'on se prétend (c'est le cas de l'auteure et de son mari), tous deux intellectuellement émancipés, c'est le schéma traditionnel qui revient vite, l'homme au travail, la femme au foyer, ou bien, l'homme et la femme au travail, mais la femme qui travaille est « multitâches »: nounou, femme de ménage, cuisinière, et en plus, pourquoi pas, amante incomparable.
C'est ce constat amer de « femme gelée » que fait une
Annie Ernaux, qui termine son histoire vers ses trente ans, quelque temps après la naissance de son second garçon.
Et c'est toujours d'actualité.
Car, même si nous pensons avoir progressé, on est encore loin dans notre pays, de la parité homme-femme. Les comparaisons des salaires, des postes de responsabilité dans la société, les enquêtes comparant les temps consacrés à l'éducation des enfants, aux tâches ménagères montrent l'inégalité persistante homme-femme.
Pire, le retour, pour des raisons culturelles, religieuses, d'une soumission de la femme fait mal. Ainsi, il est terrifiant de constater dans une enquête relatée par
Jérôme Fourquet dans son livre
l'Archipel français paru en 2019, que, dans la population se déclarant de confession musulmane ce sont les jeunes hommes de 18-25 ans, qui majoritairement (7/10), et plus que leurs aînés, déclarent qu'
une femme doit être vierge au moment du mariage.
En conclusion, ce livre, comme d'autres de l'auteure, est salutaire je trouve, par sa dimension sociale et son combat pour la liberté de la femme.
Et puis, j'ai remarqué que
Annie Ernaux va droit à l'essentiel et ne s'attache qu'aux épisodes de sa vie qui ont trait à la condition féminine. Ceci participe selon moi à la qualité de ce livre, certes moins maîtrisé dans sa forme que ceux qui suivront, mais d'une incroyable force.