"La distance qui sépare le passé du présent se mesure peut-être à la lumière répandue sur le sol entre les ombres, glissant sur les visages, dessinant les plis d'une robe, à la clarté crépusculaire, quelle que soit l'heure de la pose, d'une photo en noir et blanc." (65)
La lecture d'
Annie Ernaux a toujours quelque chose d'un peu spécial. On sait que ce n'est pas un roman, on sait bien qu'elle parle d' «elle» mais mise à distance – ici par une série de photos qui marquent son temps de vie : c'est «elle» et ce n'est plus «elle» - donc c'est un «je» qui n'est plus, un «je» d'un autre temps. L'incipit du livre donne d'ailleurs une clé en ce sens : Toutes les images disparaîtront. A la fin de la lecture, nous sommes face à un «memento mori» : Sauver quelque chose du temps où l'on ne sera plus jamais. Entre les deux, des images fugaces, personnelles ou collectives, d'un temps qui passe depuis la fin de la guerre jusqu'à nos jours, avec ses dirigeants, ses transformations technologiques, l'évolution de sa société ; plus que d'elle,
Annie Ernaux parle d'
une femme dans ce monde-là, ballottée par les évènements universels (les guerres, les révolutions…) et personnels (mariage, enfants, divorce, carrière…). Et à travers le regard de cette femme elle nous entraîne dans l'Histoire récente où l'on se dit : « ah, oui c'est vrai, je m'en souviens. »
Les photos qu'elle présente sont décrites comme des tableaux, comme autant de tentatives d'arrêts sur images d'un temps inexorable qui passe de façon imperceptible à la lecture comme au réel. C'est bien là le talent de l'auteure : ne jamais faire sentir cette cassure des évènements, il y a l'impression d'une vie dans un présent éphémère et les évènements viennent comme ils sont. le récit s'ouvre et se clôt sur une espèce d'inventaire du «je me souviens» à la Perec, d'ailleurs cité p. 224 de l'édition Gallimard et, avec la photo, on plonge dans une époque : que faisait-elle ? Que se passait-il ? Et le lecteur de s'interroger de même. C'est là tout le charme de l'ouvrage. Se réapproprier le temps, comme
Proust avec sa madeleine, lui aussi cité par l'auteure. de Perec, on pense aussi aux Choses, montée des désirs de consommation de la petite bourgeoisie des années soixante:
"La profusion des choses cachait la rareté des idées et l'usure des croyances." (91)
Reste ce titre woolfien : hommage de l'écrivaine à travers le temps ? Elle y fait allusion quand lors d'un repas de famille, alors adolescente, elle rêve de retourner à la lecture des "Vagues". Comme Woolf racontait l'histoire d'une famille, (The Years, 1937)
Annie Ernaux adopte aussi ce double point de vue collectif et personnel, notamment en ce qui concerne le droit des femmes sur le plan sexuel et social :
"Entre la fin de la peur d'être enceinte et celle de devenir séropositive, on trouvait que le délai de tranquillité avait été court." (166)
Comme Woolf encore, il s'agit d'un « roman-essai » bien que le livre reste difficile à étiqueter. L'auteure dans un entretien sur bibliobs refuse le terme d' « autofiction » dont on lui attribue la maternité. Elle préfère le terme de « vie palimpseste » pour garder cette impression de durer mais sans nostalgie. le style est fait de phrases assez longues, gonflées d'épithètes marquant la surabondance, l'empilement des années aussi, avec d'assez nombreuses incises. le présent arrête et l'imparfait s'emballe. La lecture est comme sur coussin d'air.