« Ce que ce monde a imprimé en elle et ses contemporains, elle s’en servira pour reconstituer un temps commun, celui qui a glissé d’il y a si longtemps à aujourd’hui – pour, en retrouvant la mémoire de la mémoire collective dans une mémoire individuelle, rendre la dimension vécue de l’Histoire »
Par son ouvrage Les années, paru en 2008 et, trois fois primé par les(prix Marguerite Duras, François Mauriac, et le prix de la langue française), Annie Ernaux se fait mémoire, mémoire du temps, mémoire des gens, mémoire d'un monde, d'une vie, oui ce livre aurait pu s'intituler une vie s'il n'avait pas en lui porté tant d'universalité. Les années décrivent une trajectoire que l’art littéraire parvient à rendre omniscient, elles font figure de mémoire collective des Français de la Seconde Guerre mondiale jusqu’au XXIe siècle.
Annie Ernaux est née pendant l'occupation en 1940, ses parents ouvriers s’établissent en 1945 à Yvetot en Normandie, où ils achètent un café alimentation. C’est là que l’auteur passe son enfance. Une enfance marquée par la mort de sa sœur cadette juste avant sa naissance. Une enfance campagnarde que sa mère voulait plus distinguée, plus cultivée... (cf Une Femme)
Annie Ernaux est une femme déroutante, militante, défenseure de la lutte des classes, fière de ses origines modestes, féministe... Elle est successivement devenue institutrice, professeure certifiée puis agrégée de lettres modernes. Elle abandonne très vite la fiction pour orienter essentiellement ses écrits sur le matériau autobiographique.
Il me semble essentiel d'évoquer la rétrospective de son œuvre afin de comprendre son procédé d'écriture qui, à la croisée de l’expérience historique et de l’expérience individuelle, dissèque tour à tour l’ascension sociale de ses parents, son adolescence, son mariage, son avortement, la maladie d’Alzheimer de sa mère puis sa mort, son cancer du sein... et cetera.
Les Armoires Vides (1974) sa vie étudiante de lettres modernes
Ce qu’ils disent ou rien (1977) l’adolescence
La femme gelée (1981) son mariage
La Place (1984) – ( Prix Renaudot) : figure du père
Une femme (1989) : figure de la mère
Passion simple (1991) ; l'attente d'un être aimé
Journal du dehors (1993) : la Ville Nouvelle de Cergy-Pontoise ,
La honte (1997) : version sociale de la culpabilité
« Je ne suis pas sortie de ma nuit » (1997) maladie d’Alzheimer de sa mère
La vie extérieure (2000) : observation de la vie des autres
L’événement (2000) : son avortement
Se perdre (2001) : états passionnels
L’occupation (2002) : différence d'âge dans le couple
L’usage de la photo (2005) publié avec Marc Marie : son cancer du sein
Les années (2008) : ...
Mémoire de fille (2016) : son adolescence
Quelques mots sur la structure du texte
Vous pouvez lire ci-après les deux citations qui ouvrent le texte, l'épigraphe qui donnent le ton du livre à venir, l'une de José Ortega y Gasset – philosophe espagnol et l’autre de Tchekhov, les deux évoquent le temps, la mémoire et l’oubli.
« - Oui. On nous oubliera. C’est la vie, rien à faire. Ce qui aujourd’hui nous paraît important, grave, lourd de conséquences, eh bien, il viendra un moment où cela sera oublié, où cela n’aura plus d’importance. Et, c’est curieux, nous ne pouvons savoir aujourd’hui ce qui sera un jour considéré comme grand et important, ou médiocre et ridicule. (…) Il se peut aussi que cette vie d’aujourd’hui dont nous prenons notre parti, soit un jour considérée comme étrange, inconfortable, sans intelligence, insuffisamment pure et, qui sait, même, coupable. »
Anton Tchekhov
« Nous n'avons que notre histoire et elle n'est pas à nous. »
José Ortega Y Gasset
thèmes abordés :
- Temps et mémoire
- Histoire collective et histoire intime
- Aspect socioculturel et déchirure sociale de l’auteure
- la photographie comme catalyseur
- Regard sur six décennies
- Un point de vue féministe
- narration et autobiographie impersonnelle
Comme l'a dit Annie Ernaux : « elle ne juge pas, elle traverse les choses »
Elle transpose les choses vues. Elle fait de la littérature, l’instrument d’un savoir sur la vie qui ne nous inaccessibles autrement.
Son intérêt marqué pour la sociologie et les appartenances de classe, lui font proposer des récits à partir du matériau réel de sa vie qui en généralisent la singularité pour l’ouvrir à sa dimension collective.
C'est le principe de l'auto-fiction qui caractérise l'ensemble de son œuvre.
Les années porte à son paroxysme cet effort de dépersonnalisation, en étant à la fois le récit anonyme d’une vie de femme née en 1940, et celui d’une génération.
Par un clic photographique qui saisi le temps et le fige, Les années s’égrènent, puis l'écrivain analyse le cliché, le place dans un contexte, le raconte...
A chaque décennie, donc, sa photographie, marqueur temporel d'un instant familier qui dit l'ensemble. Ainsi écrit-elle :
« La distance qui sépare le passé du présent se mesure peut-être à la lumière répandue sur le sol entre les ombres, glissant sur les visages, dessinant les plis d'une robe, à la clarté crépusculaire, quelque soit l'heure de la pose, d'une photo en noir et blanc. »
Les années ne sont pas bâties sous la forme romanesque mais sont une sorte d’autobiographie impersonnelle dans le sens où il n’y a pas d’introspection (l’intime est lié au collectif). Les années sont en effet vues dans leur écoulement chronologique, et non pas dans le traditionnel « je me souviens ».
Il n’y a pas de chapitres, le livre est écrit d’une traite, sans réels paragraphes dont la forme et la ponctuation sont libres.
A chaque « chapitre » entre guillemets, donc, une photographie détaillée et une décennie marquée par le repas dominical : là, où s'élabore le récit familial et social, celui qui parle de la guerre et des origines, des bienfaits du progrès et de la consommation dans les 60's et aujourd'hui de sujet autrefois prohibé à table : la société, l'argent, le sexe ou la politique.
Dans Les années, Annie Ernaux transgresse les formes littéraires établies par sa pratique narrative. Elle abandonne le « je » autobiographique afin d'opter pour une voix narrative collective (« nous » « on ») et la troisième personne du singulier (« elle »), passant ainsi de son histoire individuelle à une sorte de portrait global, unanime, si bien qu'on a parlé « d'unanimisme » pour caractériser l'ouvrage. Cette nouvelle voix narrative permet à l'auteure de présenter l'Histoire d'une génération dans le contexte de la société française de l'après-guerre jusqu'à 2007, société qui repose sur les constructions sociales, de sexe et de classe, notamment.
Le caractère polyphonique de cette narration permet à l'auteure de présenter une histoire davantage inclusive, (terme dont vous avez la définition ici) c'est-à-dire qui représente diverses expériences de vie dans une variété de contextes socio-historiques. Outre ce regard sociologique, son point de vue est éminemment féministe, elle analyse les rapports hommes/ femmes en les inscrivant dans une époque mutante.
inclusive :adj. (1688;lat.médiév.inclusivus). Didact. Qui renferme (qqch.) en soi. Qui contient en soi quelque chose d'autre. ANT. Exclusif.
Comme un catalyseur, l'usage de la photographie, scande le discours et donne le rythme au texte, l'image de l’écoulement quant à elle est rendue par le décousu, les énumérations et le rapprochement d’idées sans lien apparent comme un véritable inventaire où tout se retrouve : en somme un bric-à-brac d’objets, d’idées, jeté pêle-mêle. Son écriture est sobre, dépouillée de fioriture stylistique, On peut par exemple lire :
« habiter une maison en terre battue
porter des galoches,
jouer avec une poupée de chiffon
laver le linge à la cendre de bois
accrocher à la chemise des enfants près du nombril un petit sac de tissu avec des gousses d’ail pour chasser les vers
obéir aux parents et recevoir des calottes, il aurait fait beau répondre »
Au sujet de son procédé d'écriture, elle évoque un style « objectif, qui ne valorise ni ne dévalorise les faits racontés », cherchant ainsi à « rester dans la ligne des faits historiques, du document ». Elle emploie de nombreuses épithètes, de verbes à l’infinitif, une succession voulue d’objets, d’activités, qui coulent à l’instar des années.
Elle caractérise notre époque actuelle par un jeu d'accélération du temps et de précipitation. Le temps de la narration est essentiellement l'imparfait puis le présent de l’indicatif jusqu'au futur qui ouvre le récit. Lire les années, c'est lire 60 années d'impressions et de faits où l'auteure se saisi du temps qui n'est plus et ou elle déplore que l'individu devienne peu à peu si matérialiste, superficiel, avide des choses, une victime du pouvoir d'achat, un être artificiel et ridiculement grégaire. Elle écrit à ce propos :
« L'arrivée de plus en plus rapide des choses faisaient reculer le passé. Les gens ne s'intéressaient pas sur leur utilité, ils avaient simplement envie de les avoir et souffraient de ne pas gagner assez d'argent pour se les payer immédiatement.......
La profusion des choses cachait la rareté des idées et l'usure des croyances. »
Conclusion
Les années sont une sorte de « recherche du temps perdu » dans laquelle l'auteure enquête sur la réalité grâce à des dates, des réminiscences, des événements, des phénomènes de société, des chansons, des notes de son journal, des photos... Le récit débute vers la fin des années 40 et se poursuit par la réclame à la télé, le confort moderne et les matelas dunlopillo, la guerre d'Algérie ou le Chili d'Allende, Hara-Kiri et Mai 68, Sartre et De Beauvoir, enfin tous ce qui constitue une vie, un temps.
Elle se fait le porte parole de l'esprit d'une époque.
Anecdote :
Pour finir, je trouve amusant, au lieu de simplement vous donner mon opinion sur ce livre, qui vous l'aurai compris m'a beaucoup plu, de vous donner une anecdote sur la façon dont ce livre est arrivé à moi, moi fille de paysan normand, pour qui bien-sûr les mots d'Annie Ernaux résonnent comme un reflet sonore.
La lecture de La Place m'a tant chamboulée que j'en parlais à une amie venue me rendre visite, en utilisant les mots: claque littéraire, connivence totale et cetera
Mon amie me rend un livre que je lui ai prêté, un Paasilina (rien à voir) et m'offre un livre pour me remercier d'être sa bibliothécaire particulière, et voici qu'elle m'offre Les années ! Les années, un livre d'Annie Ernaux, auteur encore inconnue de moi la veille, jamais évoqué jusqu'alors et que je découvrais avec tant d'engouement...
Il y a des instants tels que ceux-ci touchés par la grâce et la perfection.
Et je terminerai par un clin d’œil à notre Proustienne Estelle, qui était la semaine dernière à ma place, par ces mots de Proust qui résume parfaitement la démarche de l'auteure et qui concluent l'ouvrage :
« Sauver quelque chose du temps ou l’on ne sera plus jamais » (p. 242) / cf. Proust.
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