Extrait (suite en lien) :
Kill Kline.
Brian Evenson,
La confrérie des mutilés.
Kline est chez lui. Il déprime depuis plusieurs jours dans son fauteuil sans parvenir à se résoudre à sortir, ne serait-ce que pour se ravitailler. Il faut dire que Kline vient de perdre sa main droite. La manière dont les choses se sont
passées ont été traumatisantes : après s'être fait trancher la main par un dangereux tueur, le “Gentleman au hachoir”, Kline s'est lui-même cautérisé la plaie sur un réchaud à gaz et, profitant de la stupéfaction de son bourreau, il s'est retourné pour lui tirer une balle dans l'oeil, de la main gauche. Pour se dédommager, Kline est reparti avec plusieurs milliers de dollars volés au Gentleman. Néanmoins, l'argent ne remplace
pas une main.
Comme dans de nombreux textes de Kafka, il n'y aura aucune explication sur ce qui précède ce fait. Nous ne saurons rien du
passé de Kline, rien de cette mission qui lui a coûté la main, rien de ses relations ambiguës avec le “Gentleman au hachoir” dont on apprendra seulement, au hasard d'une remarque, qu'elles étaient suffisamment fortes pour qu'ils aient l'habitude de fréquenter ensemble des boîtes de strip-tease. Et alors que personne ne sait comment les événements se sont déroulés – aucun détail n'ayant été fourni à la presse – Kline reçoit un appel de téléphonique de deux hommes parfaitement informés sur les circonstances du drame, l'un à la voix grave, l'autre à la voix chuintante qui, après lui avoir démontré toute leur admiration pour son auto-cautérisation, lui enjoignent de les rejoindre pour mener une enquête. Face aux refus obstinés de Kline à leurs multiples appels téléphoniques, les deux hommes finissent par se déplacer pour emmener Kline de force. Ces deux hommes, Gous et Ramse, de par leur attitude grotesque, sympathique et menaçante à la fois ne sont
pas sans rappeler les Assistants chargés de veiller sur K. (tiens, tiens…) dans le Château de Kafka. Gous et Ramse apprennent à Kline qu'ils appartiennent à un groupe religieux :
la Confrérie des Mutilés. Gous n'est qu'un novice, il ne lui manque qu'une main. Ramse, dont Gous démonte les prothèses sous les yeux ébahis de Kline, est plus haut dans la hiérarchie, un Huit, parce qu'il est amputé des deux mains, d'une oreille et de cinq doigts de pied. La hiérarchie religieuse s'établit en effet au nombre d'amputations. Dans la voiture qui les mène à la propriété de la Confrérie, il y a d'ailleurs à ce sujet un drôle et sinistre débat théologique entre Gous et Ramse qui n'est
pas sans rappeler les obsessions d'un
Beckett pour les précisions mathématiques les plus absurdes :
« Gous opina. Il souleva son moignon, se tourna vers Kline.
“Ça, ça vaut un, dit-il. J'aurais pu conserver la main, enlever les doigts un à un et je serais un Quatre aujourd'hui. Cinq sans le pouce.”
Ils attendaient une réaction de la part de Kline.
“Ça ne semble
pas très équitable, risqua-t-il.
– Non, mais qu'est-ce qui a le plus d'impact ?reprit Ramse. Un homme qui perd ses doigts ou un homme qui perd sa main ?”
Kline ignorait s'il était censé répondre.
“Je voudrais descendre de voiture, dit-il.
– Il y a Huit et Huit, fit Ramse en négociant un tournant. Personnellement, je suis partisan d'un système prenant en compte amputations mineures et majeures ; selon ce système, je serais un 2/3.
– Je préférerais prendre en compte le poids. Moi je dis : pesez l'organe amputé !
– D'accord, mais sang compris ou
pas ? Et puis, cela ne risque-t-il
pas de favoriser les plus corpulents ?
– Il faut établir un barème. Des pénalités, des handicaps. »
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