Citations sur Bandini (70)
Ces ritals étaient vraiment des ploucs. Suffisait de voir son père qui hachait ses œufs avec sa fourchette pour bien montrer sa colère. Il y avait même du jaune d’œuf sur le menton de son père ! Et sur sa moustache. En vrai métèque, il se devait de porter la moustache, mais était-il vraiment obligé de se coller du jaune d’œuf plein le menton ?
Bien avant qu'elle n'eût terminé son deuxième biscuit, il avait vidé sa tasse de thé. Il s'adossa et se balança sur sa chaise; son estomac geignait et protestait, peu habitué à d'aussi bizarres visiteurs. Ils n'avaient pas dit un mot de tout le déjeuner. Il prit alors conscience qu'ils n'avaient strictement rien à se dire. Elle souriait de temps à autre, surtout par-dessus le rebord de sa tasse de thé. Il se sentait gêné, vaguement triste: la vie des riches, conclut-il, n'était pas pour lui.
...ça allait être un Noël minable. D'ailleurs, Arturo détestait cette période, car il pouvait oublier sa pauvreté si les autres ne la lui rappelaient pas...
Le petit-déjeuner pour trois garçons et un homme. Il s’appelait Arturo, mais détestait ce prénom ; il aurait aimé s’appeler John. Son nom de famille était Bandini, mais il aurait préféré Jones. Sa mère et son père étaient italiens, il les aurait voulu américains. Son père était poseur de briques, il l’eût préféré lanceur pour les Chicago Cubs. Ils habitaient Rocklin, Colorado, dix mille habitants, et il voulait habiter Denver, à trente milles de là. Son visage était couvert de taches de rousseur qu’il haïssait. Il fréquentait une école catholique, il aurait préféré une école publique. Sa petite amie s’appelait Rosa, mais elle le détestait. Enfant de chœur, il était un vrai diable et haïssait les enfants de chœur. Il voulait être bon garçon, mais il redoutait d’être bon garçon, car il craignait que ses amis ne le traitent de bon garçon. Il s’appelait Arturo et il aimait son père, mais il vivait dans la hantise du jour où il serait assez costaud pour rosser son père. Il adorait son père, mais prenait sa mère pour une mijaurée doublée d’une idiote.
«Il aimait sa mère, mais il la détestait»
Alors qu'il partait, un minuscule objet froid toucha le dos de sa main.Il le regarda fondre, car c'était un petit flocon de neige étoilé...
Il faisait un froid de canard : pas question de prendre un bain ce soir. Il décida de faire semblant. Il remplit un baquet, verrouilla la porte de la cuisine, sortit un exemplaire de Scarlet Crime, s'assit nu sur la porte chaude du poêle, ses pieds et chevilles barbotant dans le baquet, et entreprit de lire Crime Gratuit. Quand ce qu'il considérait comme le temps d'un bain normal se fut écoulé, il cacha l'exemplaire de Scarlet Crime sur le porche de derrière, mouilla soigneusement ses cheveux avec la paume de sa main, frotta vigoureusement son corps sec avec une serviette jusqu'à ce que la peau devînt rose vif, et courut en tremblant dans le salon. Maria le regarda s'accroupir près du poêle et se frotter les cheveux avec sa serviette, tout en grommelant et en pestant contre l'obligation de prendre un bain en plein hiver. Puis il alla se coucher en se félicitant de son habileté à duper son monde. Maria souriait. Quand il disparut pour la nuit, Maria distingua autour du cou d'Arturo un anneau de crasse aussi visible qu'un col noir. Mais elle ne dit rien, car la nuit était bien trop froide pour obliger quiconque à prendre un bain.
Une belle journée, aussi belle qu'une fille. Il roula sur le dos et regarda les nuages filer vers le sud. Tout là-haut le vent soufflait en tempête ; il avait entendu dire qu'il venait du fin fond de l'Alaska et de la Russie, mais les hautes montagnes protégeaient la ville. Il pensa aux livres de Rosa, à leurs couvertures de toile cirée aussi bleue que le ciel ce matin. Une journée paisible, deux chiens en balade, s'arrêtant brièvement au pied de chaque arbre. Il colla son oreille contre le sol. Là-bas, au nord de la ville, dans le cimetière des hautes terres, on descendait Rosa dans sa tombe. Il souffla doucement sur le sol, l'embrassa, mit un peu de terre sur le bout de sa langue. Un jour, il demanderait à son père de tailler une stèle pour la tombe de Rosa.
Chaque fois qu'elle tombait sur un magazine féminin, elle ouvrait ses pages : pages brillantes qui proclamaient l'existence d'un paradis américain pour les femmes : beaux meubles, belles robes; blondes pulpeuses pâmées devant une levure de bière ; élégantes discutant papier toilette. Ces magazines, ces images représentaient la catégorie approximative des "femmes américaines". Elle parlait toujours avec un respect craintif de ce que faisaient "les femmes américaines".
Mais Maria, perdue dans le pays de conte de fées d’un magazine féminin, poussant des soupirs devant les fers à repasser électriques, les aspirateurs, les machines à laver automatiques et les cuisinières électriques, Maria devait clore les pages de cette contrée imaginaire et retrouver son décor familier : chaises dures, tapis usés, pièces froides.