Élever un enfant, c’était le rosser à outrance ; le corriger, c’était lui rompre les os. N’ayant pas d’autres notions philanthropiques, la victime trouvait cela tout naturel, et elle subissait son sort en se disant qu’un temps viendrait où elle prendrait sa revanche sur les petits, en leur flanquant des tripotées à son tour. Que voulez-vous, c’était la mode, et la méthode recommandée : « Pères et mères, corrigez vos enfants, prenez la verge, battez-les, domptez-les : chaque coup que vous leur donnez ajoute un fleuron à votre couronne future ; cassez-leur un membre s’il le faut ; il vaut mieux que votre enfant aille au ciel avec un bras ou une jambe de moins, que dans l’enfer avec tous ses membres » […] Aussi fallait-il voir le zèle qu’on y mettait. On ne passait guère devant un recoin de notre village sans entendre hurler quelque moutard dont les parents étaient en train d’ajouter des fleurons à leur couronne dans le ciel. J’ai entendu une femme qui disait : – Que le bon Dieu soit béni ! jamais je ne me sauverai, j’ai trop d’enfants ; je n’en ai pas claqué la moitié que j’ai déjà les mains hors de service. – Pourquoi ne prenez-vous pas une verge ? lui demanda-t-on. – C’est pire, répondit-elle ; l’autre jour, j’ai failli me démettre une épaule en frappant avec une hart sur le plus grand. Une autre disait : – Tenez, moi, gifler comme ça à droite et à gauche du matin au soir, je n’aime pas beaucoup ça ; mais il faut bien faire son salut, n’est-ce pas ? C’en était rendu au point que les gens se confessaient de ne pas avoir eu l’occasion d’assommer quelqu’un de leurs enfants. Sans aspirer à une très haute sainteté sous ce rapport, mon père nous flambait quelquefois d’importance, mon frère et moi, pour l’acquit de sa conscience ; mais ma pauvre mère, elle, se faisait une vilaine réputation. Elle fréquentait trop Mme Horatio Patton, qui lui donnait de mauvais conseils – une protestante fanatique qui prétendait qu’on ne doit battre un enfant qu’après avoir épuisé tous les autres moyens de réprimande. – Voyez ça, disait-on, la malheureuse est en train d’élever deux garnements qui mourront sur l’échafaud, c’est sûr. Il est vrai qu’ils n’ont pas l’air méchant plus que les autres ; mais elle ne mettra pas grand temps à les gâter si cela continue. Que voulez-vous que deviennent deux gamins comme ça, quand le père est tout seul pour les corriger ? Et encore c’est bien rare qu’il leur touche. Pauvres petits, ils sont bien à plaindre.
La lutte entre les classiques et les romantiques n’a pas été plus intransigeante que la lutte entre les partisans de la plume d’acier et ceux de la plume d’oie.
C’était, comme pour tout le reste et toujours, la bataille entre le progrès et la routine. L’ancien régime – et ma grand’mère maternelle en particulier – tenait naturellement à la plume d’oie. Elle était souple, elle était légère, élégante, elle se pliait à toutes les formes, on en faisait ce qu’on voulait. Du reste, elle avait pour elle, comme le martinet, la consécration des âges et de l’expérience, que pouvait-on désirer de plus ? La plume d’acier était une dangereuse innovation qui pouvait nous conduire on ne savait où, quelque chose de contraire à tous les principes reconnus, presque une invention de Satan, comme la vapeur et l’imprimerie.
Les écrivains de nos jours, qui se servent imprudemment de plumes d’acier, même pour écrire les articles les plus orthodoxes, ne peuvent pas se faire une idée de tout ce qu’une pareille hardiesse aurait eu de révolutionnaire à cette époque.
Une plume d’acier ! mais songez-y donc, il n’y a rien de plus dangereux. Au moment où vous y pensez le moins, elle s’accroche dans votre buvard, vous éclate dans les doigts, vous saute aux yeux, et vous voilà borgne. Si vous êtes ambitieux, votre carrière est brisée ; vous ne pouvez plus être proclamé roi que dans le pays des aveugles – un pays dont on parle souvent, mais qui n’est pas encore découvert. Aucun danger de ce genre avec une plume d’oie !
Mais ce n’est pas tout. Vous avez votre plume à la main, quelqu’un vous pousse le coude ; et vous blessez grièvement pour le moins votre meilleur ami, votre femme ou votre enfant peut-être, là où la plume d’oie n’aurait pas fait une égratignure.
Vous avez votre plume dans votre poche, vous faites une chute, et vous voilà transpercé de part en part ; on n’a plus qu’à vous porter en terre. Quelle est la plume d’oie qui en ferait autant ?
Car être instruit, dans ce temps-là, c’était être en état, suivant l’expression courante, de porter un livre à l’église. Du moment qu’une personne était censée lire les prières de la messe, c’était une personne instruite, et elle jouissait d’une considération toute particulière dans son entourage. Oh ! l’on n’était pas difficile !
Le bourgeois – c’est-à-dire le marchand de bois, ou plutôt l’agent desquelles se faisait l’exploitation de nos forêts – était une espèce de seigneur ou de lord anglais qui habitait une villa magnifique et vivait dans un luxe étourdissant. Chaque canton avait son bourgeois.
Louis-Honoré Fréchette – Novembre